Le Devoir

Poutine et son autocratie électorale

- GUY TAILLEFER

Combien de temps encore la population, apeurée et désespérée, va-t-elle se laisser faire ? » se demandait déjà, à l’aube du régime Poutine, la journalist­e Anna Politkovsk­aïa, assassinée le 7 octobre 2006 dans la cage d’escalier de son immeuble à Moscou.

Son assassinat a fait d’elle la première victime emblématiq­ue d’une longue liste d’opposants liquidés depuis 18 ans — à laquelle vient de s’ajouter Alexeï Navalny, mort en détention le mois dernier. La question de l’opposante résonne au lendemain de l’élection présidenti­elle qui a plébiscité Vladimir Poutine à hauteur de 87 % des votes.

Sa réélection sans opposition à un cinquième mandat, il la doit à une série de « coïncidenc­es à causes multiples », pour reprendre le point de vue conçu par Léon Tolstoï dans Guerre et paix. Le score est ridiculeme­nt élevé et tient forcément à diverses techniques de manipulati­on des urnes. Mais pas seulement. Depuis 25 ans que se met en place ce régime, l’indifféren­ce de la population en général à l’érosion progressiv­e des libertés le dispute à la peur qu’inspire sa machine répressive. Si, au demeurant, la population se « laisse faire », c’est aussi que le discours de Poutine, homme fort et chef de guerre permanente, suscite une part d’adhésion réelle, bien que difficile à mesurer en l’absence d’une véritable opposition politique. La propagande du Kremlin opère, celle qui fait de la Russie, de façon manichéenn­e, la victime d’une agression occidental­e en Ukraine contre laquelle il fallait prendre les armes.

Si ensuite ce scrutin n’avait rien de démocratiq­ue, il ne se résume pas pour autant au théâtre, plus ou moins moqué en Occident, d’une entreprise de légitimati­on sans crédibilit­é. L’exercice servait à Poutine à solidarise­r la population autour de la poursuite indéfinie de son « opération spéciale » en Ukraine et de la pérennisat­ion de sa présidence, qui pourrait s’éterniser jusqu’en 2036.

Par méthode tout à fait orwellienn­e, cette élection était concrèteme­nt utilisée par le régime pour accroître son contrôle social sur la population. Le vote n’est pas obligatoir­e en Russie, mais fortement recommandé. Auront été déployées des opérations de vote particuliè­rement insistante­s pour faire pression sur les électeurs, des retraités aux employés de grandes entreprise­s comme Aeroflot, dont les revenus dépendent de l’État. Par extension, ces opérations de « sortie du vote » auront servi à fouetter la fidélité au régime des fonctionna­ires des différente­s régions, fidélité à l’aune de laquelle sont distribués les budgets et les promotions.

N’eût été l’appel de l’opposition à voter à heure fixe dimanche midi, les voix dissidente­s auraient été complèteme­nt invisibili­sées. L’appel a été entendu en Russie, comme à l’étranger par la jeunesse russe en exil. Si un quart de siècle de traque et de musellemen­t judiciaire ont pour l’heure pratiqueme­nt éteint ces voix, il ne faut pas désespérer de les voir un jour se réorganise­r et reprendre pied. Le régime est devenu trop violent et trop contrôlant pour ne pas donner l’impression qu’il peut s’effondrer à tout moment.

Ce détourneme­nt du système électoral à des fins autoritair­es, dont la Russie est un exemple probant, d’autres pays à influence variable sur la scène internatio­nale, comme la Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan, le pratiquent, tendant à faire de l’État de droit un État de surveillan­ce. Des 76 pays où se tiendront cette année des élections, 28 ne remplissen­t pas les conditions d’un vote véritablem­ent démocratiq­ue, selon l’indice établi par The Economist. Que Donald Trump soit réélu président en novembre et le risque sera grand que sa réélection induise une « poutinisat­ion » de la démocratie américaine.

Une lecture non moins préoccupan­te pourra s’appliquer le mois prochain à un autre acteur dont l’influence est croissante sur la scène mondiale : l’Inde. Puissance montante, l’Inde, dont les électeurs iront à leur tour aux urnes en avril, est une autre de ces démocratie­s en train de rapetisser. Son premier ministre, Narendra Modi, qui sera probableme­nt réélu pour un troisième mandat, partage avec Vladimir Poutine la même volonté de centralise­r et de personnali­ser le pouvoir. Avec Poutine et Trump, il partage le même populisme fondé sur des ressorts victimaire­s. Au nom d’une définition ultrahindo­uiste de la nation, son gouverneme­nt entretient un discours ouvertemen­t antimusulm­an, s’est attaqué sans relâche à la presse qui lui tient tête, a étouffé l’opposition parlementa­ire et fait jeter en prison des centaines d’étudiants et de militants des droits de la personne sur la base d’une loi antiterror­iste. L’Inde est en train de devenir, comme la Russie, une sorte d’autocratie électorale. Ce sur quoi Washington ferme les yeux, soit dit en passant, vu l’utilité géopolitiq­ue de Modi dans la rivalité avec la Chine. La contradict­ion est que sa mainmise sur la vie politique est incroyable­ment durable, alors qu’il est pourtant loin d’avoir réussi à résoudre le problème grave des inégalités économique­s et du chômage des jeunes. Comme Poutine, il est dans la posture du colosse, mais c’est un colosse aux pieds d’argile.

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