La lutte, un art à part entière ?
Dépouillée de ses secrets et de ses mythes, la lutte dévoile ses codes et ses chorégraphies au Musée de la civilisation de Québec
Sur le ring, le lutteur montre les dents, grogne, crache, crie, insulte le public. Il met son adversaire au tapis, lui prend la gorge, l’étouffe entre ses jambes, le laisse grimaçant et écumant dans un râle, vaincu. Il triomphe, les bras au ciel. En coulisses, quelques instants plus tard, alors que la foule hurle sa rage ou sa joie, les deux lutteurs se feront une chaleureuse accolade, heureux d’avoir donné un bon spectacle.
À la fois cirque, chorégraphie, théâtre, performance athlétique et divertissement, la lutte fascine depuis toujours Robert Lepage, qui signe, avec Ex Machina, la scénographie de l’exposition Lutte. Le Québec dans l’arène, présentée au Musée de la civilisation de Québec, et celle du spectacle de cirque SLAM !, inspiré du monde de la lutte. Il l’a aussi mise au programme depuis quelques années au Diamant, dans la Haute-Ville de Québec.
Pourtant, même adolescent, Robert Lepage a toujours su que la lutte était du théâtre.
« Dans l’enfance, ce que j’écoutais, c’était La ribouldingue ou La boîte à surprises, dit-il, en marge de l’exposition. Et la lutte à la télé, c’était la suite de ça, quand je suis devenu ado. C’était de gros personnages qui se tapent sur la gueule, des acrobaties, des choses comme ça. Les émissions pour enfants à Radio-Canada étaient beaucoup inspirées de la commedia dell’arte, c’était très physique, très coloré. »
Bien avant le Cirque du Soleil et Céline Dion, ce sont les lutteurs qui ont représenté le Québec à l’étranger, et les spectacles de lutte ont longtemps fait salle comble au Forum de Montréal ou au Colisée de Québec. L’exposition remonte d’ailleurs jusqu’à la fin du XIXe siècle, au temps de Louis Cyr, considéré comme l’homme le plus fort du monde. C’était aussi l’époque des frères Baillargeon, qui tiraient un autobus avec leurs dents, soulevaient, dit-on, un cheval avec un doigt ou pliaient des barres d’acier. Au tournant du XXe siècle, les femmes fortes font déjà partie du spectacle. En 1899, Marie-Louise Sirois, originaire du Bas-du-Fleuve, dont on dit qu’elle a défié Louis Cyr, affronte l’Américaine Flossie La Blanche, devant 1500 personnes au parc Sohmer, à Montréal.
Fin de l’omerta
À l’aube de la télévision, dans les années 1950, le combat entre Yvon Robert et Killer Kowalski attire plus d’un million de fans, réunis chez les chanceux qui ont le privilège d’avoir un poste, ou encore dehors, dans la rue, devant les téléviseurs ouverts dans les vitrines des commerces. Jouant avec les dimensions et les projections, la scénographie de l’exposition permet au visiteur de regarder des matchs de lutte iconiques, comme si on était au Forum ou au Colisée.
Longtemps, le secret des combats arrangés de la lutte, le « kayfabe », comme on l’appelait, a été entretenu religieusement, autant par les producteurs de lutte que par les lutteurs euxmêmes et par le public. Ce n’est qu’au début des années 2000, lorsque la World Wresting Federation est officiellement devenue la World Wrestling Entertainment, que l’omerta a été levé et la vérité éventée. C’est désormais admis : la lutte est scénographiée d’un bout à l’autre, y compris qui gagnera le prochain match, comme pour une pièce de théâtre ou un film.
« Est-ce que vous pouvez réaliser un film dont on ne connaîtrait pas la fin ? » demande Pat Laprade, qui a beaucoup travaillé dans le monde de la lutte au Québec. Même si la lutte est scénarisée, les lutteurs font leurs propres cascades, pour lesquelles ils doivent être d’une forme physique exemplaire, dit-il. Mais
si tout est prévu d’avance, y compris l’issue du combat, comment déterminet-on les champions ? « Comme on donne un Oscar au meilleur acteur, répond Pat Laprade. C’est celui qui va se connecter le mieux avec la foule, qui va créer des réactions. Le but de la lutte professionnelle, c’est de créer une réaction et de l’émotion chez le spectateur pour qu’il veuille payer pour le voir performer. »
Un plan précis comme une chorégraphie
À l’image d’un duo de danseurs, les lutteurs et lutteuses exécutent un plan précis de mouvements, de prises aux noms exotiques et minutieusement traduits en français par le Musée : le marteau-pilon, le développé militaire, le tombé, la prise du bouledogue, le dompteur de lions ou le coup d’arpin…
Théâtre extrême, la lutte semble bel et bien regagner ses lettres de noblesse au Québec. « Il y a quelques années, j’avais honte de dire que j’oeuvrais dans le monde de la lutte », avoue Pat Laprade. Au Diamant, Robert Lepage vise justement le mélange des publics, de toutes provenances sociales, réunis autour d’un même ring. C’est ce qu’il appelle la « nouvelle lutte ».
La lutte existe dans toutes les sociétés depuis des millénaires, comme en témoigne une fresque égyptienne datant de 4000 ans, reproduite dans l’exposition. L’expo nous introduit aussi à la lutte sénégalaise, japonaise, chinoise, indienne ou mongole, autant de traditions encadrées par des rituels quasi religieux. Le musée présente aussi toute une collection de quelque 500 objets et d’artefacts ayant appartenu aux grands lutteurs québécois, de Vivian Vachon au Géant Ferré.
Devant cette succession de combats, on s’arrête un instant sur une phrase de Cocteau, citée par Robert Lepage. « La différence entre la lutte et l’amour, c’est une question de vitesse, dit-il. Si deux lutteurs se battent et que vous ralentissez l’image, vous allez voir qu’ils font l’amour. »