Le Devoir

Des moutons de Panurge à l’Assemblée nationale

Ou quand la souveraine­té parlementa­ire aiguillonn­e à tort le pouvoir judiciaire suprême

- Jean-Claude Hébert L’auteur est juriste.

À l’aveuglette — tels des moutons de Panurge —, par une motion unanime, nos élus québécois se sont dissociés de « l’utilisatio­n de termes ou de concepts contribuan­t à invisibili­ser les femmes ». Mardi, Québec solidaire et le Parti libéral du Québec se sont amendés, reconnaiss­ant des erreurs dans son adoption. Le mal était fait : la souveraine­té parlementa­ire a aiguillonn­é à tort le pouvoir judiciaire suprême.

Voyons le contexte du dérapage. Rédactrice du jugement de la Cour suprême (R. c. Kruk), la juge Sheilah Martin analyse la possibilit­é qu’une femme puisse se tromper sur la sensation d’une pénétratio­n péno-vaginale. Lors d’un procès pour agression sexuelle, la victime intoxiquée raconta avoir senti en elle le pénis de l’accusé.

Le constat d’un rapport sexuel était logiquemen­t compatible avec d’importants éléments circonstan­ciels de la preuve, écrit la juge Martin. Il convenait donc de scruter le témoignage factuel de la plaignante et son ressenti. Il a semblé extrêmemen­t improbable à la Cour suprême qu’une personne puisse se tromper au sujet de la sensation d’une pénétratio­n péno-vaginale. Par conséquent, en l’absence d’une erreur manifeste ou déterminan­te, c’était une hypothèse légalement admissible au procès.

Conjecture et bon sens

Une conjecture correspond à l’absence de fondement factuel. Perçue comme erreur de droit, une suppositio­n survient lorsque le juge d’instance conclut erronément qu’un élément de preuve génère un doute raisonnabl­e sur la culpabilit­é. En appliquant le « bon sens », le juge détermine qu’un récit est soit plausible, soit intrinsèqu­ement chimérique.

Une réflexion judiciaire admet le recours à des généralisa­tions fondées sur la compréhens­ion du comporteme­nt humain. Elle permet de soupeser la preuve et d’apprécier la crédibilit­é des témoins. Le raisonneme­nt fondé sur la façon dont les gens tendent à se comporter est permis. Il en va de même du déroulemen­t habituel des événements. Toutefois, l’expérience de vie ne peut jamais contredire une preuve admise.

S’agissant du comporteme­nt humain, l’applicatio­n du bon sens et le recours à des généralisa­tions fondées sur des connaissan­ces acquises permettent au juge du procès de déterminer si un récit est plausible ou improbable. Le bon sens n’est pas une expression fourre-tout autorisant toute forme de raisonneme­nt appuyé sur des faussetés ou des croyances discrimina­toires.

L’agression sexuelle envers une femme peut mettre en cause des versions contradict­oires à propos de contacts non consentis, aux dires d’une plaignante. En soi, rien n’empêche l’utilisatio­n du bon sens pour apprécier la fiabilité et la crédibilit­é des témoignage­s.

N’en déplaise à la ministre responsabl­e de la Condition féminine, Martine Biron, l’utilisatio­n du mot « vagin » dans un contexte d’analyse juridique n’a aucune coïncidenc­e avec l’invisibili­té de la femme. L’unanimité de la motion de l’Assemblée nationale caractéris­e simplement l’irréflexio­n. Quel dommage !

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