Le coût de la violence
J’écrivais la semaine dernière, au lendemain du dépôt du budget provincial, qu’il y avait quelque chose dans les dernières décisions financières de la Coalition avenir Québec (CAQ) qui rapprochait le Québec de la croisée des chemins dans son rapport à la social-démocratie. Je m’inquiétais de la manière dont on communiquait la largeur du déficit, justifié par des investissements en santé et en éducation dont on n’est même pas certains de voir les résultats concrets, du moins pas à court terme. Je craignais que ce discours sur la pauvreté de l’État justifie un manque d’investissements dans un filet social dont on a pourtant largement besoin, les sous-investissements finissant toujours par engendrer une pression encore plus importante sur les services publics.
Le jour même de la publication de cette chronique, jeudi dernier, la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, expliquait qu’elle bloquait des projets de construction de maison d’hébergement pour victimes de violence conjugale « parce qu’ils coûtent trop cher ». Les projets dont la valeur excède les 800 000 $ « la porte », situés en bonne partie dans les régions les plus éloignées, sont ainsi mis sur la glace pour le moment.
Encore cette semaine, le gouvernement se faisait talonner sur cette décision lors de la période de questions à l’Assemblée nationale. « Sur quelle planète vit la CAQ pour penser qu’il y a des économies à faire là-dessus ? » demandait mardi le co-porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, après avoir rappelé que 17 femmes par jour se voient refuser une place en maison d’hébergement en raison de l’atteinte de la capacité maximale des services. De son côté, le premier ministre François Legault a vanté les investissements préexistants de son gouvernement dans le dossier — on parle de 981 millions de dollars — et a accusé le co-porte-parole solidaire de « populisme ».
Puisque le premier ministre du Québec a la réputation d’être un homme de chiffres, tentons, cette semaine encore, de calculer le coût de la violence familiale au Québec.
Premièrement, lorsqu’il manque de « portes » au Québec, ce sont aussi les enfants qui écopent dans bien des cas. On sait déjà qu’il y a un criant manque de ressources en protection de la jeunesse dans plusieurs régions du Québec. On manque de personnel qualifié pour pourvoir les postes vacants. Les centres d’accueil sont vétustes — rien qui n’inspire quoi que ce soit à un jeune qui y débarque pour échapper à une situation difficile. Et il manque de familles d’accueil.
Il est important de faire ce lien entre la violence contre les femmes et la protection de la jeunesse. Parce que dans une proportion importante de cas, les deux problèmes sont liés. Une femme qui ne peut quitter une situation de violence à temps subira des séquelles importantes. La pression actuelle sur les services de protection de la jeunesse, au Québec, est aussi une conséquence du manque de prévention et de services d’intervention rapide en violence familiale.
Deuxièmement, il reste beaucoup de travail à faire pour sensibiliser nos décideurs au lien entre violence familiale et handicap. Un exemple. Au Canada, 200 000 victimes de violence conjugale, chaque année, doivent vivre avec les conséquences d’un traumatisme crânien provoqué par les coups de leur agresseur. Pourtant, la question est encore largement taboue — et très certainement mal comprise par les professionnels de la santé. Lorsqu’on parle de commotion cérébrale, les protocoles d’intervention sont encore principalement conçus pour les athlètes ; les symptômes des femmes qui fuient leur conjoint sont donc souvent mal détectés. Et pour bien des victimes, il est aussi question de syndrome frontal : à force de lésions répétées sur certaines parties du crâne, on endommage le cerveau, ce qui peut mener à des troubles comportementaux ou cognitifs eux aussi très souvent mal diagnostiqués.
En fait, le lien entre violence et handicap est cyclique. Plus une femme est violentée, plus est grand le risque qu’elle développe un handicap. Et les femmes qui sont déjà handicapées sont plus susceptibles de subir de la violence. La situation est terrible, déjà, sur le plan humain. Mais puisque nous avons affaire à un gouvernement comptable, ajoutons que ces lésions ont un coût. Tant sur le plan du système de santé, des services sociaux et du soutien nécessaire aux gens qui les portent qu’en termes de capacité diminuée à participer au marché du travail.
Calculons aussi la pression sur le système de justice québécois, qui augmente lorsqu’on n’investit pas suffisamment dans la prévention et l’intervention rapide en violence familiale. Car, bien sûr, ses dossiers impliquent souvent les services policiers, des avocats et des juges, sur le plan du droit criminel comme du droit familial. Calculons aussi l’effet de cette violence sur la trajectoire de vie des enfants impliqués : leurs propres traumatismes — et donc leurs propres capacités à être « productifs » pour l’économie.
Calculons le coût des « portes » à la prison Leclerc, elle aussi vétuste, une vraie catastrophe en matière de droits de la personne : parce que oui, selon les experts, la vaste majorité des femmes qui s’y trouvent sont entrées dans le crime après avoir été elles-mêmes victimes d’actes criminels et de beaucoup de violence. Parmi les conséquences possibles des lésions à la santé tant mentale que physique qui peuvent être laissées par les coups, il faut compter l’enfermement dans la pauvreté et un plus haut risque de criminalité.
Je ne crois pas qu’il devrait être nécessaire de développer un argumentaire économique à la violence contre les femmes. Mais je sais à qui je m’adresse.
Au bénéfice de la ministre Duranceau, ce que j’explique ici, c’est ce qu’on appelle dans le jargon « coût d’opportunité », « coût d’option » ou « coût de renonciation ». Il peut coûter cher de construire des « portes » en maison d’hébergement. Il coûte beaucoup, beaucoup plus cher de ne pas les construire.