Le Devoir

Un travailleu­r temporaire poursuit un restaurate­ur pour salaire impayé

L’ex-cuisinier français estime avoir été victime d’abus de la part du propriétai­re du restaurant Pilsen, situé en Estrie

- LISA-MARIE GERVAIS LE DEVOIR

Droits bafoués, salaire impayé, intimidati­on… Un travailleu­r temporaire français estime avoir été lésé par le propriétai­re d’un restaurant en Estrie où il avait été recruté comme cuisinier. Après une plainte déposée à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), Jean-Philippe Grussemer poursuit le restaurant Pilsen de North Hatley, réclamant plus de 10 000 $ pour salaire et vacances non payés.

« J’ai hâte que ce cauchemar finisse. Tout ce que je veux, c’est avoir l’argent qui m’est dû », a dit M. Grussemer, qui s’est confié au Devoir avec sa conjointe, Katy Baumann, aux côtés de lui dans cette bataille.

C’est en juillet 2021, soit en pleine pandémie, que M. Grussemer est arrivé au Québec avec sa conjointe, qui détenait un permis de travail ouvert.

Le couple dit avoir été victime de multiples abus qui l’ont mené à porter plainte au ministère de l’Immigratio­n, à la CNESST et à l’Agence canadienne du revenu. Le propriétai­re du Pilsen, Patrick Lajoie, a préféré ne pas accorder d’entrevue, étant donné que devait se tenir vendredi une conférence de règlement à l’amiable entre les deux parties. La CNESST a poursuivi le restaurate­ur pour salaire et vacances impayés dans trois autres dossiers, qui ont été réglés de gré à gré.

Après trois jours passés dans un hôtel pour respecter les règles sanitaires, M. Grussemer et sa conjointe ont été contraints de terminer leur quarantain­e dans un appartemen­t complèteme­nt vide situé au-dessus du restaurant, à North Hatley. « Il n’y avait même pas un seul verre pour boire, pas même une fourchette, ni de draps », raconte Mme Baumann. Sa mère, qui habitait à une trentaine de kilomètres de là, est venue à la rescousse. « Je l’ai appelée en urgence pour qu’elle nous apporte au moins du papier de toilette et quelque chose à manger. »

Des courriels montrent qu’on leur avait promis un appartemen­t « entièremen­t meublé » comprenant électros ménagers, literie, vaisselle, etc., au coût de 600 $ par mois. Dans le plan de quarantain­e, le propriétai­re du restaurant promet un logement « où les conditions d’habitabili­té […] sont créées pour assurer leur isolement ».

M. Grussemer déplore également ne pas avoir reçu son salaire pendant cette période de 14 jours, une obligation gouverneme­ntale à l’époque. Le propriétai­re du restaurant y avait d’ailleurs consenti, selon des documents officiels qu’a pu consulter Le Devoir.

Pour économiser, le couple avait communiqué son intention d’aller vivre chez la mère de Mme Baumann après la période de quarantain­e, ce qui lui aurait été refusé par M. Lajoie. « Moi, j’ai pu aller chez ma mère, mais on a menacé mon conjoint pour ne pas qu’il parte. On l’a obligé à rester là et à payer le logement », a raconté Katy Baumann.

Or, le droit est clair : un travailleu­r ne peut être contraint de vivre dans un endroit désigné par l’employeur, sauf exception, notamment dans le cas des travailleu­rs agricoles. De plus, M. Grussemer soutient n’avoir jamais signé de bail.

Retenues non autorisées sur la paie

J’ai hâte que ce cauchemar finisse. Tout ce que je veux, c’est avoir l’argent qui m’est dû.

JEAN-PHILIPPE GRUSSEMER

Sitôt au boulot, Jean-Philippe Grussemer travaille un minimum de 5060 heures à la cuisine du Pilsen. Il ne reçoit pourtant aucun salaire le premier mois, selon les détails de la réclamatio­n de la CNESST que Le Devoir a consultée.

Par la suite, les relevés de paie de M. Grussemer indiquent qu’une « avance » allant parfois jusqu’à plus de 1000 $ est déduite de son salaire. La Loi sur les normes du travail est pourtant claire : lorsqu’une retenue est effectuée, la nature doit être précisée et le salarié doit y avoir consenti.

Or, ce ne fut pas le cas, allègue le couple. Même qu’aucun contrat de travail n’a été fourni. « Mon conjoint n’a jamais vu de contrat ni rien signé du genre », a dit Mme Baumann.

Après avoir posé des questions à son employeur, M. Grussemer apprend que ces retenues servent notamment à rembourser le loyer de l’appartemen­t qu’il habite et les montants avancés pour le faire venir au Canada avec sa compagne. Selon une facture adressée au Pilsen que Le Devoir a pu consulter, une firme réclame plus de 6000 $ en frais de recrutemen­t pour le cuisinier, dont 5000 $ en honoraires profession­nels.

Or, il est interdit de faire payer aux travailleu­rs la facture de leur recrutemen­t. « C’est illégal », a assuré Krishna Gagné, avocate en droit de l’immigratio­n. L’employé peut toutefois avoir à payer les frais pour son examen médical, la biométrie (85 $), son permis de travail (environ 150 $) et la portion « employé » — soit 202 $ à l’époque — du certificat d’acceptatio­n du Québec. « Mais les frais et honoraires juridiques pour la préparatio­n de l’EIMT [Étude d’impact sur le marché du travail] doivent être payés par l’employeur », soutient Me Gagné.

Intimidati­on

Après que son épouse eut déposé une plainte à Immigratio­n Canada, M. Grussemer a pu rapidement obtenir un permis de travail ouvert pour personnes vulnérable­s. Ce permis est octroyé aux travailleu­rs qui ont un permis de travail fermé, lié à un employeur, « et qui sont victimes de violence ou risquent de l’être, dans le cadre de leur emploi au Canada […] », selon le Règlement sur l’immigratio­n et la protection des réfugiés.

Un mois après son entrée en poste, Jean-Philippe Grussemer dit avoir reçu des menaces de la part du propriétai­re du restaurant. Lors d’une rencontre entre les deux hommes et quelques témoins, Patrick Lajoie a informé son employé qu’il n’aurait pas de paie pendant huit semaines afin de rembourser les frais pour les papiers de sa conjointe, que le restaurant n’est pas obligé de payer. « Mais si ça ne fait pas ton affaire, tu peux arrêter aujourd’hui, on peut appeler l’Immigratio­n, ça s’arrête là », a dit le restaurate­ur dans une conversati­on dont Le Devoir a pu écouter l’enregistre­ment.

Quelques semaines plus tard, M. Lajoie a soumis à M. Grussemer une reconnaiss­ance de dette d’un montant initial d’environ 11 000 $, que Le Devoir a pu consulter. Parmi certains frais qu’il est en droit de réclamer, il exige le paiement du billet d’avion de M. Grussemer, qu’il s’était pourtant engagé à payer, comme en témoigne un contrat de travail soumis à la cour par le restaurate­ur.

Pour toute réponse, le cuisinier a remis sa démission. « On ne cherche pas des ennuis. On se bat parce qu’on espère qu’il n’y aura pas d’autres personnes qui passeront par où on est passés », a dit Katy Baumann.

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