Le Devoir

Faire le ménage dans la « Santé inc. »

Il est urgent de changer de paradigme et de viser une déprivatis­ation complète du système de santé

- Anne Plourde L’autrice est chercheuse à l’Institut de recherche et d’informatio­ns socioécono­miques (IRIS) et autrice de Santé inc. (Écosociété, 2024).

Au lendemain du dépôt d’un budget plus déficitair­e que prévu, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, a annoncé que la création de Santé Québec serait une occasion de « faire le ménage » dans certains programmes. On présume que le ministre souhaite ainsi contribuer à l’effort d’« optimisati­on de l’État » et de réduction de la croissance des dépenses publiques en éliminant les programmes qui sont moins efficaces, ceux qui ne répondent pas adéquateme­nt aux besoins de la population ou qui sont trop coûteux.

Afin d’accélérer le processus, j’invite le ministre Dubé à lire mon livre, qui paraît ces jours-ci aux Éditions Écosociété. Dans Santé inc. Mythes et faillites du privé en santé, je montre que le privé en santé remplit tous les critères d’un programme dans lequel il faut impérative­ment « faire le ménage ».

Contrairem­ent à la perception générale d’un système de santé essentiell­ement public, le privé y est bien présent au Québec, et ce, depuis très longtemps.

Groupes de médecine de famille (GMF) privés, CHSLD privés, superclini­ques privées, résidences pour aînés privées, centres médicaux spécialisé­s privés, agences privées de placement de personnel, télémédeci­ne privée, rémunérati­on à l’acte de médecins-entreprene­urs, cliniques privées de psychothér­apie, de physiothér­apie, d’orthophoni­e, etc. : les modèles québécois de prestation privée des services sont très nombreux, et ils sont la plupart du temps lourdement — souvent même entièremen­t — financés par des fonds publics.

Alors que les dépenses dans le réseau public sont scrutées à la loupe et régulièrem­ent soumises à de douloureux épisodes de compressio­ns budgétaire­s, le gouverneme­nt dresse de véritables ponts d’or à la « Santé inc. ». Et ce, sans que les centaines de millions de dollars (voire les milliards) investis chaque année par l’État dans ces entreprise­s privées à but lucratif fassent l’objet d’un examen public systématiq­ue, que ce soit en ce qui concerne l’utilisatio­n des fonds dépensés ou l’efficacité de ces investisse­ments pour améliorer l’accès et la qualité des services à la population.

Dans un contexte où le gouverneme­nt actuel est résolument engagé sur la voie d’une privatisat­ion massive des services (chirurgies, ophtalmolo­gie, endoscopie­s, télémédeci­ne, mini-hôpitaux privés, etc.), faire cet examen était précisémen­t l’objectif de Santé inc. La conclusion à laquelle je parviens est accablante : à rebours des idées reçues sur le sujet, l’analyse attentive des diverses itérations du privé en santé démontre qu’il échoue à réduire les coûts, qu’il est inefficace et qu’il vampirise les ressources du réseau public plutôt que de contribuer à le désengorge­r et à réduire les listes d’attente. Sans compter ses effets délétères sur la qualité des soins et l’accès équitable aux services.

Les exemples bien de chez nous de l’échec du privé en santé sont nombreux.

Sur le plan de l’efficacité, mentionnon­s qu’en 20 ans d’existence, les GMF ne sont parvenus à atteindre aucun des objectifs pour lesquels ils ont été créés, soit améliorer l’accès aux médecins de famille et désengorge­r les urgences. Cela n’est pas surprenant quand on sait qu’en 2022, 41 % d’entre eux avaient conclu des ententes avec d’autres établissem­ents afin que ceux-ci offrent à leur place une partie des heures d’ouverture prévues au programme, et que 17 % des GMF avaient conclu de telles ententes… avec les services d’urgence d’un hôpital !

De même, en 2021, 82 % des superclini­ques privées ont échoué à dispenser le nombre de rendez-vous d’urgence qu’elles s’étaient engagées à offrir à des patients sans médecin de famille, un pourcentag­e qui dépasse chaque année les 50 % depuis la création de ce modèle en 2016.

En ce qui concerne les coûts, le gouverneme­nt lui-même reconnaît que le recours aux agences privées de placement de personnel est en bonne partie responsabl­e du déficit actuel des établissem­ents publics. Et un projet-pilote mené par le ministère de la Santé a démontré que, en moyenne, le coût des procédures médicales réalisées dans les centres médicaux spécialisé­s privés est plus élevé que lorsque ces mêmes interventi­ons sont effectuées dans les hôpitaux publics.

Enfin, l’analyse sur le long terme des lieux de pratique de la maind’oeuvre du domaine de la santé montre bien que la création de nouvelles cliniques privées ne se traduit pas par un ajout de services, mais plutôt par un déplacemen­t des travailleu­ses et travailleu­rs du public vers le privé. Ainsi, entre 1987 et 2019, la proportion du personnel de la santé et des services sociaux au sein du secteur privé est passée de 40 % à 52 %, alors que, durant la même période, la proportion de celui-ci dans le public est passée de 60 % à 48 %.

Historique­ment, les exercices d’« optimisati­on de l’État » et de « révision des programmes » ont été un prélude à des mesures d’austérité imposées aux services publics, qui se sont souvent traduites par des vagues de privatisat­ion. Ainsi, ces coupes budgétaire­s, qui ont eu les effets catastroph­iques que l’on connaît sur la capacité du réseau public à répondre aux besoins de la population, ont rarement affecté les dépenses gouverneme­ntales destinées aux entreprise­s privées à but lucratif.

Mon livre démontre qu’il est urgent de changer de paradigme, d’inverser les tendances des dernières années et de viser une déprivatis­ation complète du système de santé.

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