Des couches d'ingrédients sonores
On vit parfois le syndrome de la page blanche, en tant que compositeurs, pour ensuite retrouver l’exaltante impulsion de créer, et c ’est toute notre vie
JLIN
Jlin a d’abord enregistré une multitude de sons joués par les percussionnistes, qu’elle a ensuite assemblés à l’ordinateur.
Perspective a valu à Jlin d’être finaliste au prix Pulitzer. « J’assume aujourd’hui le titre de compositrice, parce que je sais tout le travail que ça demande. Les couches et les couches d’ingrédients sonores que j’assemble, les heures passées à orchestrer. Je travaille parfois avec plus de 300 pistes sonores, une par-dessus l’autre à l’écran de l’ordinateur. J’ai appris à assumer le titre parce que c’est ce que je fais : je compose électroniquement des oeuvres musicales. »
Le coeur
Jlin interrompait la semaine dernière une résidence de création près d’Albany, dans l’État de New York, pour discuter avec Le Devoir par caméras interposées. Il est tôt le matin, « mais je suis une lève-tôt de toute façon. Je passe mes matinées à composer ».
À cette résidence, elle prépare sa prochaine tournée en compagnie de l’artiste multidisciplinaire Florence To, qui a conçu la pochette d’Akoma, cette photographie d’une sculpture faite de cylindres métalliques superposés symbolisant l’équilibre « entre le tambour et l’harmonie », résume Jlin. « “Akoma” signifie “coeur” au Ghana [dans la langue des Ashantis], car à mon sens, le tambour originel, c’est le coeur qui bat. »
Qui bat frénétiquement, précisons-le. Jlin est issue de cette scène musicale de Chicago que l’on nomme juke ou footwork. Apparu il y a une vingtaine d’années, le genre, dérivé du techno, se distingue par son motif rythmique très saccadé, semblable au breakbeat du jungle et du drum’n’bass britanniques, comme si ces deux genres existaient hors du contexte de l’influence musicale jamaïcaine qui les a enfantés. Ce motif rythmique est aussi incroyablement malléable dans une composition musicale, une sorte de bloc Lego du beat.
Ce que fait l’architecte Jlin de ces blocs est soufflant. Dès la première pièce d’Akoma, Borealis, collaboration avec Björk, qui ne chante pas — « et c’est ce que je voulais en travaillant avec elle : faire autre chose que ce à quoi on aurait pu s’attendre ». Avec son groove espiègle et ces changements de rythmes abrupts dont Jlin a le secret, Borealis frappe d’emblée l’imaginaire. Sur Summon, plus loin, on passe à la salle de concert, les coups d’archet des violoncelles prenant toute la place laissée par les tambours, hormis quelques ponctions de percussions.
L’une des plus fascinantes pièces de l’album est aussi la plus courte — elle dure à peine deux minutes : Challenge (To Be Continued II) a une cadence ressemblant à celle du hip-hop (dans le tempo, du moins), la compositrice recyclant les sons du Third Coast Percussion pour évoquer les fanfares avec lesquelles elle a grandi — particulièrement celles des HBCU, ces universités américaines historiquement noires — et qui constituent l’une des plus importantes inspirations d’Akoma.
« D’abord, tous les HBCU ont leur fanfare, et leur rôle dans la communauté est crucial » pour enseigner non seulement la musique, mais aussi la discipline, la coordination et la quête d’excellence, explique Jlin. « Ses musiciens sont précis, justes, mais soulful en même temps. »
« Ma mère me racontait ces histoires de matchs entre équipes sportives, mais surtout la rivalité entre les fanfares accompagnant ces équipes. Or, la majorité des fanfares des HBCU jouent sur des instruments usés, de piètre qualité, ceux dont se débarrassent les fanfares des grandes universités, et elles surperforment avec les instruments qu’on leur donne. C’est ça, l’expression de la culture afro-américaine : faire l’impossible avec ce qu’on nous donne . »
La patience
Le clou du disque, en conclusion de l’album, est The Precision of Infinity, coécrite avec Philip Glass, qui y joue aussi du piano. Une oeuvre grandiose, portée par les envolées musclées de Glass, embrasée par le souffle des percussions imaginées par Jlin — il faut écouter cette pièce à plein volume pour apprécier le groove et les gigantesques lignes de basse !
« En commençant le travail pour Akoma, je ne savais pas encore ce que je voulais faire, sauf ceci : collaborer avec Philip Glass. On m’avait dit qu’il se levait très tôt le matin, lui aussi, pour répéter au piano. » En contact avec son équipe, Jlin lui a simplement demandé d’enregistrer ses exercices matinaux pour qu’elle brode des orchestrations autour. « La première démo que j’ai faite était mauvaise, je l’ai jetée ; la deuxième, c’est celle qu’on entend sur l’album. » À l’occasion d’un concert au Rockefeller Center en octobre 2022, Jlin a interprété la pièce, accompagnée par le Kronos Quartet, devant Glass, qui célébrait son 87e anniversaire.
« Philip est une personne tellement modeste, commente Jlin. Il a mis 87 ans avant de devenir le maître de sa personne — c’est pour ça que j’ai nommé la pièce Precision of Infinity, parce qu’il n’est pas question ici de perfection, plutôt de cet espace infini à l’intérieur de nous dans lequel on puise l’inspiration. »
« On vit parfois le syndrome de la page blanche, en tant que compositeurs, pour ensuite retrouver l’exaltante impulsion de créer, et c’est toute notre vie. Il faut prendre tout le temps nécessaire pour trouver cette inspiration — c’est ce que m’a dit Philip la seconde fois qu’on s’est vus. Il m’a dit :
“You’re doing great, mais la seule chose que je veux que tu fasses, c’est de prendre le temps et d’être patiente avec toi-même, même lorsque l’inspiration te manque.” Il faut surmonter la frustration et la déception. Depuis, j’apprends à être plus patiente. »