« Une Ukraine amputée, ce serait une grande victoire pour Poutine »
Avec 87 % des voix à l’élection présidentielle, Vladimir Poutine a obtenu un mandat fort pour les six prochaines années. Quelles en seront les conséquences, notamment sur l’invasion de l’Ukraine ? Un cessez-le-feu est-il encore réaliste ? Entretien avec Guillaume Sauvé, spécialiste de la Russie au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Par Jasmine Legendre.
Voit-on les mêmes résultats chez la diaspora ?
Le vote des Russes à l’étranger est plus faible pour Poutine, mais quand même important. On peut distinguer les pays où l’immigration russe est récente, une immigration de protestation, notamment depuis l’invasion. Par exemple, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, c’est [Vladislav Davankov], candidat « de la fausse opposition », mais considéré comme le plus libéral, qui finit premier. Alors que dans d’autres pays, où l’immigration est plus ancienne, où les Russes sont depuis l’époque soviétique (par exemple en Estonie ou en Lituanie), Poutine finit bon premier.
Ça nous donne une idée d’à quoi ressemblerait peut-être le scrutin en Russie s’il n’était pas faussé : quand même un bon score pour Poutine, mais pas certain qu’il serait majoritaire, ou alors de peu.
Les Russes de l’étranger peuventils craindre des représailles ?
Oui. Pour l’instant, le régime n’a pas fait de geste très clair, mais il y a un modèle en la matière : la Biélorussie. Le régime de Loukachenko est encore plus dur que celui de la Russie, avec notamment la persécution des Biélorusses à l’étranger. Il y a cette mauvaise blague qui circule dans les milieux russes sur le fait que les Biélorusses et les Russes regardent les mêmes séries télévisées… mais les Russes sont deux saisons en retard.
A-t-on des chiffres sur le soutien de la population à la guerre en Ukraine ?
Il y a le Centre Levada, qu’on peut difficilement accuser d’être poutiniste parce que ses gens eux-mêmes sont taxés d’être des agents de l’étranger en Russie et font l’objet de persécutions. Pourquoi le régime autorise une maison de sondage indépendante ? Probablement parce que lui-même a besoin d’avoir des chiffres fiables, pas juste des informations pour lui faire plaisir.
C’est assez stable depuis l’invasion : 73 % de soutien à la guerre. Derrière ce chiffre se cachent en fait plusieurs choses. Quand on demande à des Russes « Est-ce que vous êtes favorable à la guerre en Ukraine ? », ils savent très bien que dans le contexte politique d’aujourd’hui, la guerre en Ukraine, c’est le poutinisme. Par conséquent, ce qui se mélange dans ces questions-là, ce sont le soutien à la guerre et le soutien à Poutine. Ce qui est vraiment intéressant, ce sont les études des sociologues russes indépendants. Par exemple, on demande aux Russes « Seriez-vous d’accord avec Vladimir Poutine s’il décidait maintenant de mettre fin à la guerre sans qu’on ait atteint nos objectifs ? », donc pour Poutine, mais contre la guerre. Et on obtient alors une majorité de résultats favorables.
Donc ils sont favorables à Poutine, aux décisions qu’il va prendre…
On se rend compte que l’opinion publique russe est divisée en trois parties. Il y en a environ 15 à 20 % contre la guerre, contre Poutine. Donc des gens qui le disent ouvertement quand on leur pose la question, ce qui est beaucoup, mais ça reste une minorité. Ensuite, on a 15 à 20 % pour la guerre, y compris si c’est pour contredire Poutine. Ils seraient contre lui s’il mettait fin à la guerre. Ce sont le fameux mouvement Z, les mouvements paramilitaires, patriotiques, les va-t-en-guerre, etc. Et au milieu, il y a des gens qui soutiennent Poutine, mais pas la guerre. Mais puisque la guerre va avec Poutine, ils lui font confiance, soit par soutien sincère, soit par dissonance cognitive (ils ne peuvent pas penser que le pays qu’ils aiment fait ça), soit par indifférence.
Où en est-on dans les objectifs de guerre ?
Poutine n’est jamais précis. C’est formidable pour lui, car il peut dire à n’importe quel moment qu’il a atteint les objectifs, parce qu’ils sont tellement flous. Les deux objectifs de la guerre en Ukraine, officiellement, ce sont la démilitarisation et la dénazification. À l’origine, ça voulait sans doute dire : en trois jours, renverser le régime de Kiev, mettre un régime fantoche qui soutient Poutine. Il y a très peu de chances que ça se produise, donc, de ce point de vue, c’est un échec.
Après, si le but est de préserver un levier pour influencer la politique de l’Ukraine et l’empêcher de devenir une menace militaire pour la Russie, il y a des échecs et des réussites. Si le but est d’empêcher l’élargissement de l’OTAN, c’est un échec lamentable puisque l’OTAN se renforce comme jamais en Europe. La réussite, pour Poutine, c’est qu’il occupe une bonne partie du territoire, et l’Ukraine est enlisée dans un conflit qui est en train de la saigner à blanc. Elle est paralysée.
Vous avez parlé d’une guerre d’usure. Qu’est-ce qui pourrait mettre fin à ce conflit ?
Un, ce serait une victoire totale. Mais ce n’est pas très clair, ce que cela signifie. J’ai de la difficulté à croire que conquérir toute l’Ukraine serait vraiment un objectif réaliste. La Russie n’a même pas les ressources pour contrôler un pays de si grandes superficie et population. Tout le pari de l’invasion, au départ, c’était que la population ukrainienne accueillerait les Russes avec des fleurs. Petite erreur d’appréciation ici. Poutine pensait que ça se ferait facilement. De son point de vue, je pense que ce qui serait gagnant, ce serait de forcer l’Ukraine à un cessez-le-feu. La paix est impensable, étant donné le degré d’hostilité entre les deux peuples et l’absence de confiance de part et d’autre. Ce qui serait réaliste, pour lui, ce serait un cessez-le-feu à ses conditions, soit un pourrissement de la situation actuelle avec le Donbass au complet (y compris Marioupol), la Crimée et le sud de l’Ukraine sous contrôle russe. Donc une Ukraine amputée pour très longtemps. Ça, ce serait une grande victoire pour Vladimir Poutine.
Croyez-vous que c’est un scénario réaliste ?
Oui, malheureusement, si les pays occidentaux, en particulier les ÉtatsUnis, à la suite d’une certaine élection qu’on suit tous avec intérêt, retiraient leur soutien à l’Ukraine. Étant donné aussi les changements d’humeur à l’intérieur de l’Ukraine, où une victoire à court terme devient de moins en moins réaliste. Ce n’est pas impossible qu’effectivement, on se dirige vers un cessez-le-feu.