Face à la menace russe, la petite Estonie montre les muscles
Autorités et citoyens du pays balte surveillent de très près le sort de l’Ukraine et se préparent à l’éventualité d’être les prochains envahis
Le colonel au visage bordé d’une épaisse barbe, vêtu d’un treillis, le déclare sans ambages, égal à sa trempe de militaire : « Nous sommes prêts à combattre. » Quelques mots qui, en Estonie, témoignent de la gravité du contexte géopolitique et qui n’étonnent plus grand monde dans ce petit État balte. Eero Rebo, chef d’état-major de la Ligue de défense estonienne, est aux premières loges pour constater les bouleversements qu’a provoqués l’agression du Kremlin jusque dans son pays, qui partage une frontière de près de 300 kilomètres avec la Russie.
Depuis que Moscou a lancé ses chars à la conquête de Kiev, le 24 février 2022, quelque 4000 nouvelles recrues se sont jointes à la Ligue, entièrement constituée de civils, venant en renfort des forces de l’armée régulière.
Un phénomène qui, loin d’interloquer Eero Rebo, s’explique aisément. « Préfère-t-on souffrir ou agir ? Subir la prochaine guerre ou s’y préparer au mieux ? C’est pour cela que des Estoniens, beaucoup de jeunes éduqués, ont rejoint la ligue de défense », relate l’officier depuis le siège de son organisation, à deux pas du centre historique de Tallinn, la capitale, encore tapissée çà et là des couleurs de l’Ukraine.
L’officier détaille « l’état de préparation des forces », qui oscillent autour de 30 000 citoyens volontaires. La moitié de ses membres environ détiennent l’autorisation de posséder une arme, et des manoeuvres conjointes avec les forces de l’OTAN sont ponctuellement organisées. « Nous sommes présents sur l’ensemble du territoire, en réseau avec les municipalités, la police, les secours… Et prêts à défendre le moindre centimètre dès la première seconde », affirme l’officier Rebo.
Un pays moult fois envahi
Mise sur pied en 1918, la Ligue de défense estonienne est à l’image des soubresauts de l’histoire d’un pays moult fois envahi. Dos au colonel Rebo, un mur arbore l’oeuvre Ceux qui ont libéré la patrie, du peintre Maximilian Maksolly, dépeignant des soldats aux traits tirés, revenant du front, carabine à l’épaule. La guerre d’indépendance, qui s’est soldée en 1920 par une victoire de l’Estonie, repoussant une offensive de l’Armée rouge, jeta les bases des frontières d’aujourd’hui. Un rappel vivace des pans tragiques de l’histoire de la petite Estonie, qui a fait face à maintes reprises au même ennemi. Celui d’une puissance qui, aujourd’hui, sous un visage certes différent, perpétue ses velléités impérialistes : la Russie de Vladimir Poutine.
S’il est une question qui ne suscite pas de débat chez la majorité du 1,3 million d’Estoniens, c’est la nature existentielle que constitue la guerre en Ukraine. Le sort de Kiev, c’est aussi le leur, comme en témoigne l’écusson aux couleurs bleu et jaune du pays envahi qu’arbore l’uniforme de l’officier Rebo. « Au cours du dernier millénaire, nous avons été attaqués plus de 200 fois par les Russes et occupés par l’URSS jusqu’en 1991 », indique à ses côtés Neeme Brus, officier à la retraite et responsable des communications de la Ligue. Depuis leur indépendance, acquise en 1991 au sortir de l’URSS, Moscou n’a jamais cessé de constituer la menace numéro un pour les Estoniens, qui font partie de l’OTAN depuis 2004, à l’instar de la Lituanie et de la Lettonie, ses deux voisins baltes. Le traumatisme des déportations orchestrées sous Staline, vers le goulag, en Sibérie, reste ancré dans les esprits.
Face à la menace russe qui bourdonne à ses portes, la petite Estonie est sur le pied de guerre. Mi-janvier, de concert avec la Lituanie et la Lettonie, les autorités estoniennes ont annoncé l’édification d’une « ligne de défense balte » le long de leur frontière avec la Russie. Tallinn, à elle seule, construira 600 bunkers souterrains. « Les pays baltes ont toujours été à l’affût d’une menace russe potentielle, mais l’invasion de la Crimée en 2014 et l’agression à grande échelle en 2022 a multiplié les investissements dans la défense. Au point que ces trois pays y consacrent désormais plus de 3 % de leur PIB », note Tony Lawrence, analyste au sein du Centre international de défense et de sécurité (ICDS), un groupe de réflexion estonien.
C’est aussi toute la société qui se mobilise. Les établissements scolaires donnent depuis la rentrée 2023 des cours obligatoires sur la défense nationale. Le milieu des affaires n’y échappe pas non plus, alors que de plus en plus d’entreprises entament un virage vers l’industrie de défense.
« Être les prochains »
La prise de conscience aiguë que représente la menace russe va bien audelà des cercles de Tallinn. « Si les Ukrainiens cessaient de résister, on pourrait bien être les prochains. L’Ukraine fait en quelque sorte office de rempart et nous protège de la Russie », théorise autour d’un café Tiina Jaksman, membre de la Ligue de défense et habitante de Tartu, ville moyenne au sud-est du pays. Un discours faisant écho au volontarisme du gouvernement estonien, figure de proue en matière de soutien à l’Ukraine, lui octroyant une aide équivalant à 3,6 % de son PIB.
Non loin, dans un hall de l’Université de Tartu inondé de soleil, on s’active : depuis près de deux ans, l’endroit s’est muté en atelier de confection de filets de camouflage, tous destinés à l’armée ukrainienne. Là, Estoniens de Tartu comme réfugiés ukrainiens découpent puis enfilent soigneusement des lambeaux de tissu à travers les mailles d’un vieux filet de pêche. Le résultat ? Une large toile à destination des forces armées ukrainiennes, cruciale lorsqu’il s’agit de dissimuler une position. « Ça permet de sauver des vies », explique Peeter Peetso, irréductible bénévole, sandales aux pieds, écusson de l’Ukraine sur la poitrine.
À 72 ans, l’homme aux cheveux grisonnants grimace en évoquant ces cinq décennies de dictature sous le joug de Moscou. Ancien dissident, il avait pris part, dans la fleur de l’âge, à des opérations clandestines. Au prix de sa liberté : Peeter a été écroué pendant deux années dans les geôles du régime. « Le système de Poutine, c’est le même logiciel que celui de l’URSS, sous un nom différent », glisse le retraité volubile, qui admet, sourire en coin, avoir envisagé de rejoindre les forces ukrainiennes au lendemain de l’invasion russe, avant que son fils l’en dissuade. Alors, pour pallier son sentiment d’impuissance, Peeter se rend à l’atelier de camouflage tous les jours. « En Ukraine, ils se battent pour notre liberté, et avec leur sang. Si l’Ukraine était amenée à perdre la guerre, cela pourrait être fatal pour l’Estonie. Certes, l’OTAN nous viendrait en aide, mais cela prendrait du temps avant que les alliés arrivent. »
Le danger, néanmoins, n’est pas imminent. L’offensive russe en Ukraine mobilise toutes les ressources de Vladimir Poutine. « Le calme règne comme jamais à la frontière », atteste Eve Kalmus, à la tête du département des gardesfrontières de la police estonienne. Les autorités n’en sont pas moins sur le qui-vive, face aux manoeuvres de déstabilisation orchestrées par le Kremlin, qui fait déjà usage d’une pression migratoire contre la Finlande ou la Pologne. Une clôture le long de la frontière terrestre avec la Russie, « dotée d’équipement de surveillance électronique », est en voie d’être achevée, précise la fonctionnaire.
Économie de guerre
Mais la possibilité d’une défaite ukrainienne inquiète, alors que le Kremlin, d’ores et déjà, bascule en économie de guerre. En l’espace de deux ans, sa production de munitions d’artillerie a quadruplé. La propagande russe, de son côté, multiplie les provocations à l’égard des pays baltes, accusés de martyriser ses minorités russophones ou encore de « fascisme » pour oser déboulonner des monuments hérités de l’URSS. Un avis de recherche a même été lancé par Moscou à l’encontre de la première ministre estonienne, Kaja Kallas, en février.
Sur le qui-vive, les services de renseignement estoniens avertissent, eux, que la présence de troupes russes à la frontière russo-estonienne pourrait doubler à terme. Un « éventuel confit » pourrait éclater au sein de l’alliance « au cours de la prochaine décennie ». Et ce, face à une Russie qui sera dotée, d’ici là, d’une armée de masse de type soviétique ». « L’objectif de la Russie est d’atteindre une domination militaire dans la région de la mer Baltique », indique encore l’organe dans son rapport annuel, publié en janvier.
Or, les pays baltes ne peuvent guère faire cavaliers seuls face au voisin russe, qui peut, d’après Tallinn, mobiliser jusqu’à 1,5 million de conscrits. Au ministère de la Défense estonien, on appelle au sursaut des alliés européens. « Le coût de la guerre en Ukraine ou encore celui de nos investissements dans la défense peut paraître élevé, mais ce n’est rien comparé à la possibilité d’une guerre véritable au sein de l’Alliance », souligne au Devoir Tuuli Duneton, soussecrétaire à la Défense au sein du gouvernement. « Aujourd’hui, une menace existentielle venant de la Russie pèse sur l’Europe, et il faut se doter des moyens d’y faire face. Sinon, il sera trop tard », affirme Mme Duneton depuis Tallin, rappelant aussi « l’urgence absolue de donner des munitions » à Kiev, qui se trouve en difficulté.
Reste l’inconnue devant l’éventuelle réélection, en novembre, de l’imprévisible Donald Trump, susceptible de causer un séisme sur le flanc oriental de l’OTAN. Irait-il jusqu’à saper le soutien américain à l’Europe ? Cette perspective préoccupe les capitales du Vieux Continent.
La nuit tombe sur Tartu. Une lueur apparaît à travers la fenêtre d’un entrepôt anonyme, à l’angle d’un large boulevard endormi. L’atelier de camouflage poursuit ses activités, cette fois dans une localité différente. À l’intérieur, parmi la dizaine de bénévoles, Annette Talpsep, la fin de la trentaine, explique s’y rendre « chaque semaine ». « C’est le moins que je puisse faire, dit-elle. Dans ma famille, il y a une méfiance de longue date vis-àvis de la Russie… » Son grand-père fut envoyé au goulag.
Là, au milieu du joyeux brouhaha, on retrouve aussi l’infatigable Peeter, travaillant de ses mains abîmées, mais agiles. Il s’approche, avant de lâcher dans un murmure : « Plutôt mourir que de vivre de nouveau sous occupation. »