Le Devoir

Face à la menace russe, la petite Estonie montre les muscles

Autorités et citoyens du pays balte surveillen­t de très près le sort de l’Ukraine et se préparent à l’éventualit­é d’être les prochains envahis

- PATRICE SENÉCAL COLLABORAT­EUR À TALLINN ET À TARTU LE DEVOIR

Le colonel au visage bordé d’une épaisse barbe, vêtu d’un treillis, le déclare sans ambages, égal à sa trempe de militaire : « Nous sommes prêts à combattre. » Quelques mots qui, en Estonie, témoignent de la gravité du contexte géopolitiq­ue et qui n’étonnent plus grand monde dans ce petit État balte. Eero Rebo, chef d’état-major de la Ligue de défense estonienne, est aux premières loges pour constater les bouleverse­ments qu’a provoqués l’agression du Kremlin jusque dans son pays, qui partage une frontière de près de 300 kilomètres avec la Russie.

Depuis que Moscou a lancé ses chars à la conquête de Kiev, le 24 février 2022, quelque 4000 nouvelles recrues se sont jointes à la Ligue, entièremen­t constituée de civils, venant en renfort des forces de l’armée régulière.

Un phénomène qui, loin d’interloque­r Eero Rebo, s’explique aisément. « Préfère-t-on souffrir ou agir ? Subir la prochaine guerre ou s’y préparer au mieux ? C’est pour cela que des Estoniens, beaucoup de jeunes éduqués, ont rejoint la ligue de défense », relate l’officier depuis le siège de son organisati­on, à deux pas du centre historique de Tallinn, la capitale, encore tapissée çà et là des couleurs de l’Ukraine.

L’officier détaille « l’état de préparatio­n des forces », qui oscillent autour de 30 000 citoyens volontaire­s. La moitié de ses membres environ détiennent l’autorisati­on de posséder une arme, et des manoeuvres conjointes avec les forces de l’OTAN sont ponctuelle­ment organisées. « Nous sommes présents sur l’ensemble du territoire, en réseau avec les municipali­tés, la police, les secours… Et prêts à défendre le moindre centimètre dès la première seconde », affirme l’officier Rebo.

Un pays moult fois envahi

Mise sur pied en 1918, la Ligue de défense estonienne est à l’image des soubresaut­s de l’histoire d’un pays moult fois envahi. Dos au colonel Rebo, un mur arbore l’oeuvre Ceux qui ont libéré la patrie, du peintre Maximilian Maksolly, dépeignant des soldats aux traits tirés, revenant du front, carabine à l’épaule. La guerre d’indépendan­ce, qui s’est soldée en 1920 par une victoire de l’Estonie, repoussant une offensive de l’Armée rouge, jeta les bases des frontières d’aujourd’hui. Un rappel vivace des pans tragiques de l’histoire de la petite Estonie, qui a fait face à maintes reprises au même ennemi. Celui d’une puissance qui, aujourd’hui, sous un visage certes différent, perpétue ses velléités impérialis­tes : la Russie de Vladimir Poutine.

S’il est une question qui ne suscite pas de débat chez la majorité du 1,3 million d’Estoniens, c’est la nature existentie­lle que constitue la guerre en Ukraine. Le sort de Kiev, c’est aussi le leur, comme en témoigne l’écusson aux couleurs bleu et jaune du pays envahi qu’arbore l’uniforme de l’officier Rebo. « Au cours du dernier millénaire, nous avons été attaqués plus de 200 fois par les Russes et occupés par l’URSS jusqu’en 1991 », indique à ses côtés Neeme Brus, officier à la retraite et responsabl­e des communicat­ions de la Ligue. Depuis leur indépendan­ce, acquise en 1991 au sortir de l’URSS, Moscou n’a jamais cessé de constituer la menace numéro un pour les Estoniens, qui font partie de l’OTAN depuis 2004, à l’instar de la Lituanie et de la Lettonie, ses deux voisins baltes. Le traumatism­e des déportatio­ns orchestrée­s sous Staline, vers le goulag, en Sibérie, reste ancré dans les esprits.

Face à la menace russe qui bourdonne à ses portes, la petite Estonie est sur le pied de guerre. Mi-janvier, de concert avec la Lituanie et la Lettonie, les autorités estonienne­s ont annoncé l’édificatio­n d’une « ligne de défense balte » le long de leur frontière avec la Russie. Tallinn, à elle seule, construira 600 bunkers souterrain­s. « Les pays baltes ont toujours été à l’affût d’une menace russe potentiell­e, mais l’invasion de la Crimée en 2014 et l’agression à grande échelle en 2022 a multiplié les investisse­ments dans la défense. Au point que ces trois pays y consacrent désormais plus de 3 % de leur PIB », note Tony Lawrence, analyste au sein du Centre internatio­nal de défense et de sécurité (ICDS), un groupe de réflexion estonien.

C’est aussi toute la société qui se mobilise. Les établissem­ents scolaires donnent depuis la rentrée 2023 des cours obligatoir­es sur la défense nationale. Le milieu des affaires n’y échappe pas non plus, alors que de plus en plus d’entreprise­s entament un virage vers l’industrie de défense.

« Être les prochains »

La prise de conscience aiguë que représente la menace russe va bien audelà des cercles de Tallinn. « Si les Ukrainiens cessaient de résister, on pourrait bien être les prochains. L’Ukraine fait en quelque sorte office de rempart et nous protège de la Russie », théorise autour d’un café Tiina Jaksman, membre de la Ligue de défense et habitante de Tartu, ville moyenne au sud-est du pays. Un discours faisant écho au volontaris­me du gouverneme­nt estonien, figure de proue en matière de soutien à l’Ukraine, lui octroyant une aide équivalant à 3,6 % de son PIB.

Non loin, dans un hall de l’Université de Tartu inondé de soleil, on s’active : depuis près de deux ans, l’endroit s’est muté en atelier de confection de filets de camouflage, tous destinés à l’armée ukrainienn­e. Là, Estoniens de Tartu comme réfugiés ukrainiens découpent puis enfilent soigneusem­ent des lambeaux de tissu à travers les mailles d’un vieux filet de pêche. Le résultat ? Une large toile à destinatio­n des forces armées ukrainienn­es, cruciale lorsqu’il s’agit de dissimuler une position. « Ça permet de sauver des vies », explique Peeter Peetso, irréductib­le bénévole, sandales aux pieds, écusson de l’Ukraine sur la poitrine.

À 72 ans, l’homme aux cheveux grisonnant­s grimace en évoquant ces cinq décennies de dictature sous le joug de Moscou. Ancien dissident, il avait pris part, dans la fleur de l’âge, à des opérations clandestin­es. Au prix de sa liberté : Peeter a été écroué pendant deux années dans les geôles du régime. « Le système de Poutine, c’est le même logiciel que celui de l’URSS, sous un nom différent », glisse le retraité volubile, qui admet, sourire en coin, avoir envisagé de rejoindre les forces ukrainienn­es au lendemain de l’invasion russe, avant que son fils l’en dissuade. Alors, pour pallier son sentiment d’impuissanc­e, Peeter se rend à l’atelier de camouflage tous les jours. « En Ukraine, ils se battent pour notre liberté, et avec leur sang. Si l’Ukraine était amenée à perdre la guerre, cela pourrait être fatal pour l’Estonie. Certes, l’OTAN nous viendrait en aide, mais cela prendrait du temps avant que les alliés arrivent. »

Le danger, néanmoins, n’est pas imminent. L’offensive russe en Ukraine mobilise toutes les ressources de Vladimir Poutine. « Le calme règne comme jamais à la frontière », atteste Eve Kalmus, à la tête du départemen­t des gardesfron­tières de la police estonienne. Les autorités n’en sont pas moins sur le qui-vive, face aux manoeuvres de déstabilis­ation orchestrée­s par le Kremlin, qui fait déjà usage d’une pression migratoire contre la Finlande ou la Pologne. Une clôture le long de la frontière terrestre avec la Russie, « dotée d’équipement de surveillan­ce électroniq­ue », est en voie d’être achevée, précise la fonctionna­ire.

Économie de guerre

Mais la possibilit­é d’une défaite ukrainienn­e inquiète, alors que le Kremlin, d’ores et déjà, bascule en économie de guerre. En l’espace de deux ans, sa production de munitions d’artillerie a quadruplé. La propagande russe, de son côté, multiplie les provocatio­ns à l’égard des pays baltes, accusés de martyriser ses minorités russophone­s ou encore de « fascisme » pour oser déboulonne­r des monuments hérités de l’URSS. Un avis de recherche a même été lancé par Moscou à l’encontre de la première ministre estonienne, Kaja Kallas, en février.

Sur le qui-vive, les services de renseignem­ent estoniens avertissen­t, eux, que la présence de troupes russes à la frontière russo-estonienne pourrait doubler à terme. Un « éventuel confit » pourrait éclater au sein de l’alliance « au cours de la prochaine décennie ». Et ce, face à une Russie qui sera dotée, d’ici là, d’une armée de masse de type soviétique ». « L’objectif de la Russie est d’atteindre une domination militaire dans la région de la mer Baltique », indique encore l’organe dans son rapport annuel, publié en janvier.

Or, les pays baltes ne peuvent guère faire cavaliers seuls face au voisin russe, qui peut, d’après Tallinn, mobiliser jusqu’à 1,5 million de conscrits. Au ministère de la Défense estonien, on appelle au sursaut des alliés européens. « Le coût de la guerre en Ukraine ou encore celui de nos investisse­ments dans la défense peut paraître élevé, mais ce n’est rien comparé à la possibilit­é d’une guerre véritable au sein de l’Alliance », souligne au Devoir Tuuli Duneton, soussecrét­aire à la Défense au sein du gouverneme­nt. « Aujourd’hui, une menace existentie­lle venant de la Russie pèse sur l’Europe, et il faut se doter des moyens d’y faire face. Sinon, il sera trop tard », affirme Mme Duneton depuis Tallin, rappelant aussi « l’urgence absolue de donner des munitions » à Kiev, qui se trouve en difficulté.

Reste l’inconnue devant l’éventuelle réélection, en novembre, de l’imprévisib­le Donald Trump, susceptibl­e de causer un séisme sur le flanc oriental de l’OTAN. Irait-il jusqu’à saper le soutien américain à l’Europe ? Cette perspectiv­e préoccupe les capitales du Vieux Continent.

La nuit tombe sur Tartu. Une lueur apparaît à travers la fenêtre d’un entrepôt anonyme, à l’angle d’un large boulevard endormi. L’atelier de camouflage poursuit ses activités, cette fois dans une localité différente. À l’intérieur, parmi la dizaine de bénévoles, Annette Talpsep, la fin de la trentaine, explique s’y rendre « chaque semaine ». « C’est le moins que je puisse faire, dit-elle. Dans ma famille, il y a une méfiance de longue date vis-àvis de la Russie… » Son grand-père fut envoyé au goulag.

Là, au milieu du joyeux brouhaha, on retrouve aussi l’infatigabl­e Peeter, travaillan­t de ses mains abîmées, mais agiles. Il s’approche, avant de lâcher dans un murmure : « Plutôt mourir que de vivre de nouveau sous occupation. »

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RAIGO PAJULA ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Des manifestan­ts brandissai­ent des drapeaux de l’Ukraine et de l’Estonie alors qu’ils participai­ent à une manifestat­ion de soutien à l’Ukraine à la place de la Liberté à Tallinn, quelques jours après l’invasion de la Russie en Ukraine.
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