Le Devoir

Si on reparlait de la nation ?

Ces questionne­ments arrivent au bon moment, alors que le Parti québécois connaît une renaissanc­e

- Gérard Bouchard

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’UQAC. Ses recherches portent sur les imaginaire­s collectifs.

Durant toute la seconde moitié du XXe siècle, la nation, et plus spécifique­ment la nation québécoise, fut l’objet incessant d’intenses débats. Depuis une vingtaine d’années cependant, le thème a perdu de son actualité, il s’est même en bonne partie éclipsé. Le changement de génération y a été pour quelque chose sans doute, mais aussi le ressac des deux référendum­s et une nouvelle sensibilit­é à des questions plus ciblées, par ailleurs chargées d’enjeux : inclusion, immigratio­n, intégratio­n, réfugiés, racisme, Autochtone­s, francisati­on, mondialisa­tion, identité (y compris la thématique des genres), histoire nationale… Bref, on assiste à une fragmentat­ion du débat sur la nation.

Il en a découlé un profit évident pour notre société, mais aussi un coût : que devient le cadre national qui est concerné directemen­t ou indirectem­ent par chacun de ces sujets et qui les conditionn­e au moins par ricochet ? Comment se porte l’idée de la souveraine­té ? Dispose-t-on d’une nouvelle stratégie pour la relancer ? D’autres voies se présentent-elles pour tirer le Québec de sa torpeur ? Où en est la nation québécoise dans son rapport avec le fédéral ? Comment se défend-elle contre les multinatio­nales ? L’action de la Coalition avenir Québec (CAQ) obéit-elle à un plan ? N’y aurait-il pas intérêt à remettre la nation sur le radar pour voir où nous en sommes ? Ces questions arrivent au bon moment, alors que le Parti québécois connaît une renaissanc­e.

D’autres questions, tenues jadis pour primordial­es, sont maintenant en retrait. C’est le cas de l’américanis­ation et de l’américanit­é, des paramètres démographi­ques de la nation, du rapport avec la France, de la comparaiso­n avec d’autres « petites » nations, de la présence internatio­nale du Québec — je ne mentionne pas le thème de la nation ethnique nation civique, il est dépassé.

Un retour à la nation ?

Mais voici que l’ouvrage récent d’Emmanuel Lapierre (Le duel culturel des nations, Boréal) renoue avec le débat national. Il y a lieu de s’en réjouir. C’est un livre qui a attiré l’attention avec raison. La réflexion est menée intelligem­ment dans un style d’une grande qualité : une langue claire, précise et souple qui navigue adroitemen­t parmi les raffinemen­ts et les embûches, qui amuse aussi en interpella­nt parfois familièrem­ent le lecteur, tout cela au service d’un exposé à la fois savant et très accessible. Cela, du moins pour la première moitié du livre.

De quoi est-il question ? Lapierre déblaie d’abord le terrain. Il prend congé du faux antagonism­e ethnique civique, il affranchit le nationalis­me de vieux procès qui lui ont été faits (exemple : il aurait imprégné le nazisme alors que ce dernier, au contraire, le combattait), il blanchit Johann Gottfried Herder de sa mauvaise réputation en faisant ressortir le penseur pluraliste, moderne, dressé contre l’ethnicisme, etc.

L’objectif principal de l’auteur dans ces premiers chapitres est d’explorer le concept de nation à partir de son histoire afin d’en tirer ce qui lui paraît essentiel et neuf, à savoir la notion de duel culturel des nations. Il construit son parcours d’une manière très pédagogiqu­e en le découpant, chaque étape donnant lieu à l’examen d’un pionnier qui a profondéme­nt marqué la pensée sur la nation. Le procédé crée d’abord une impression de dispersion qui se dissipe rapidement au fil de la lecture.

Là où il se montre le plus original, c’est dans sa façon de traiter Thomas Jefferson, qui a droit à plusieurs aperçus, répartis entre les premiers chapitres (plus loin, Lapierre procédera de la même façon avec Ernest Renan). Il en vient ainsi à une définition très positive de la nation.

Le « duel » des nations ?

À mi-chemin environ, la table est mise pour le plat de résistance : le « duel culturel » des nations. Ici nous attend une déception. L’auteur explique que les nations sont presque toujours en conflit entre elles. Il peut s’agir de conflits entre une métropole et ses colonies ou de nations au sein d’un même État, l’une dominante, ordinairem­ent majoritair­e, l’autre minoritair­e, assujettie.

Il parle de duel parce que ce conflit serait le lieu d’une dialectiqu­e : la nation dominante attaque, l’autre se défend (le Québec offre une première illustrati­on). L’auteur affirme que ce serait en vertu de ce mécanisme que la majorité des quelque 6000 cultures existantes aujourd’hui seraient vouées à disparaîtr­e vers la fin de ce siècle.

Pourquoi déception ? Parce que, à tout prendre, il y a ici peu de neuf, à part le concept. Ce « duel » est connu depuis longtemps sous d’autres noms. Dans de nombreuses sociétés, il y a d’un côté un pouvoir assimilate­ur et de l’autre des minorités résistante­s. L’histoire en offre bien des exemples. Mais ce qu’on en retient surtout, c’est l’étonnante capacité de survie des nations dominées. Ce rappel jette de l’ombre sur la prédiction concernant la disparitio­n de la majorité des cultures contempora­ines.

L’autre moitié de l’ouvrage est composée d’aperçus bien menés qui illustrent par divers exemples le cas de nations minoritair­es engagées dans un « duel » culturel (un chapitre inattendu, mais intéressan­t porte sur les Canadiens de Montréal et la discrimina­tion envers les joueurs francophon­es au Canada). Mais encore ici, peu de neuf.

Le mot « duel » est-il bien choisi ? Un duel est un affronteme­nt dont l’issue est incertaine entre deux adversaire­s qui disposent des mêmes armes, des mêmes moyens, et qui obéissent aux mêmes règles dictées par l’équité et par l’honneur. En plus, le coeur d’un duel réside dans une offense qui demande réparation. Nous sommes loin des cas évoqués, qui relèvent de luttes inégales dictées par une volonté de domination et parfois d’extinction.

On referme le livre avec la conviction que l’auteur, très talentueux, peut faire mieux. On souhaite aussi que son ouvrage contribue à en inspirer d’autres sur le même sujet.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada