Le Devoir

La réalité augmentée au Centre Phi

Le spectacle empathique de la violence divertit autant qu’il éloigne de la souffrance de l’autre dont on a pris la place

- Philippe Néméh-Nombré L’auteur est professeur adjoint à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.

Lorsque le militant abolitionn­iste américain John Rankin apprend, au début des années 1820, que son frère Thomas possède des esclaves, il entreprend de lui faire sentir et ressentir l’horreur de l’esclavage pour l’en dissuader.

Au long d’une série de lettres qu’il lui adresse, des lettres qui seront ensuite publiées sous le titre Letters on Slavery, Rankin détaille l’horreur, exhibe la violence, la rapproche du destinatai­re.

Ces lettres, explique-t-il, ont pour but d’interrompr­e l’indifféren­ce et, à terme, la pratique de l’esclavage en stimulant une sensibilit­é par laquelle « nous nous identifion­s à ceux qui souffrent, et faisons nôtre leur souffrance ». La souffrance, autrement dit, ne serait intelligib­le que lorsqu’elle est imaginée comme inadmissib­le pour soi.

200 ans plus tard

C’est à la même opération que nous convie, quelque 200 ans plus tard, l’expérience de réalité augmentée Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, réalisée par Stéphane Foenkinos et PierreAlai­n Giraud et présentée au Centre Phi jusqu’au 20 avril.

Inspirée du livre éponyme signé par Tania de Montaigne en 2015, l’expérience d’une quarantain­e de minutes entend faire sentir et ressentir non plus l’horreur de l’esclavage, mais celle de son après-vie ségrégatio­nniste. Ici comme en France, les réactions sont unanimes : l’expérience est puissante, saisissant­e, essentiell­e.

Montgomery, Alabama. 1955. Un autobus. Une adolescent­e noire de 15 ans qui refuse de céder sa place à une personne blanche comme le prévoient les lois dites Jim Crow.

Le procès qui s’ensuivra. Le courage, la douleur, l’oubli aussi. Mise en récit de la violence raciale et de la résistance, invitation à en mesurer le poids, et pour cela la propositio­n est celle de la substituti­on : grâce à la réalité augmentée, lit-on dans le texte de présentati­on, « l’histoire de Claudette peut devenir notre histoire, entrer dans nos souvenirs comme un moment “vécu” de notre vie et faire de [chacun et chacune] d’entre nous les témoins de cet acte héroïque ».

« Vous êtes noir »

« Désormais, vous êtes noir », nous assure-t-on sitôt qu’on est entré, casqué. « J’étais moi-même un esclave », nous assurait quant à lui Rankin dans ses lettres.

Des technologi­es et des médiations différente­s, mais un objectif similaire : par la représenta­tion, faire appel à l’empathie, à savoir le fait de se projeter soi-même dans l’expérience d’autrui pour la rendre intelligib­le à soi, pour mieux la comprendre, l’apprécier. L’intention est noble, mais l’équilibre ainsi mis en place est pour le moins précaire, pour ne pas dire dangereux.

Se joue d’abord la spectacula­risation de la violence raciale. Comme les lettres de Rankin, la propositio­n du Centre Phi met en scène. La relation solidaire entre la violence, le plaisir, le divertisse­ment et le spectacle, même sous les auspices de l’indignatio­n et de la dénonciati­on, a été largement documentée et étudiée, notamment dans la philosophi­e continenta­le et dans les études féministes, queers et noires.

Heureuseme­nt, l’expérience du Centre Phi n’a pas a priori pour objectif de participer à la reproducti­on de la violence, mais bien d’y mettre un terme en convoquant l’empathie, l’identifica­tion empathique. Il s’agit plus précisémen­t de mobiliser la réalité augmentée pour canaliser la sensibilit­é du spectateur vers la lutte pour la justice sociale. Le pari, pourtant, précède la question : peut-on être solidaire de l’autre en occupant sa position ?

Le capitalism­e tardif

Des pique-niques familiaux pour assister goulûment aux lynchages d’Afro-Américains dans les ÉtatsUnis du tournant du XXe siècle à la violence masculine au grand écran ou au tourisme carcéral, de la circulatio­n marchande de la photo du petit Aylan échoué sur une plage à celle de la captation du meurtre de George Floyd, que l’intention soit raciste ou antiracist­e, le plaisir et le divertisse­ment sont fonction de la violence — et le spectacle est l’une des modalités de leur exercice collectif, dont l’échelle est multipliée par le capitalism­e tardif.

Mais il y a plus ici. Bien heureuseme­nt, l’expérience du Centre Phi n’a pas a priori pour objectif de participer à la reproducti­on de la violence, mais bien d’y mettre un terme en convoquant l’empathie, l’identifica­tion empathique. Il s’agit plus précisémen­t de mobiliser la réalité augmentée pour canaliser la sensibilit­é du spectateur vers la lutte pour la justice sociale.

Le pari, pourtant, précède la question : peut-on être solidaire de l’autre en occupant sa position ?

Comme nous l’enseigne Saidiya Hartman, professeur­e à l’Université Columbia, se représente­r la violence comme quelque chose d’inacceptab­le pour soi oblitère l’autre.

L’indifféren­ce envers la souffrance est peut-être levée, mais seulement dans la mesure où elle nous serait infligée à nous.

Au-delà des bonnes intentions, la souffrance de l’autre, demande Hartman, ne devient-elle donc pas plus encore inconcevab­le ?

L’autre ne devient-il pas plus encore un objet distant, abstrait, déconsidér­é, dès lors que la souffrance n’apparaît inacceptab­le que lorsque son sujet fantasmé devient le moi et le nous (blancs) ?

Le spectacle d’un soi violenté, pour un même soi spectateur, éloigne de la souffrance d’autrui, qui ne devient que le véhicule de nos propres sentiments. Malgré l’intention dénonciatr­ice, le spectacle empathique de la violence divertit autant qu’il éloigne de la souffrance de l’autre dont on a pris la place : il éloigne de la fin de cette souffrance autant qu’il évacue la position du spectateur dans ce qui la crée et l’entretien.

Désormais, vous êtes noir, profitez-en.

Newspapers in French

Newspapers from Canada