La réalité augmentée au Centre Phi
Le spectacle empathique de la violence divertit autant qu’il éloigne de la souffrance de l’autre dont on a pris la place
Lorsque le militant abolitionniste américain John Rankin apprend, au début des années 1820, que son frère Thomas possède des esclaves, il entreprend de lui faire sentir et ressentir l’horreur de l’esclavage pour l’en dissuader.
Au long d’une série de lettres qu’il lui adresse, des lettres qui seront ensuite publiées sous le titre Letters on Slavery, Rankin détaille l’horreur, exhibe la violence, la rapproche du destinataire.
Ces lettres, explique-t-il, ont pour but d’interrompre l’indifférence et, à terme, la pratique de l’esclavage en stimulant une sensibilité par laquelle « nous nous identifions à ceux qui souffrent, et faisons nôtre leur souffrance ». La souffrance, autrement dit, ne serait intelligible que lorsqu’elle est imaginée comme inadmissible pour soi.
200 ans plus tard
C’est à la même opération que nous convie, quelque 200 ans plus tard, l’expérience de réalité augmentée Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, réalisée par Stéphane Foenkinos et PierreAlain Giraud et présentée au Centre Phi jusqu’au 20 avril.
Inspirée du livre éponyme signé par Tania de Montaigne en 2015, l’expérience d’une quarantaine de minutes entend faire sentir et ressentir non plus l’horreur de l’esclavage, mais celle de son après-vie ségrégationniste. Ici comme en France, les réactions sont unanimes : l’expérience est puissante, saisissante, essentielle.
Montgomery, Alabama. 1955. Un autobus. Une adolescente noire de 15 ans qui refuse de céder sa place à une personne blanche comme le prévoient les lois dites Jim Crow.
Le procès qui s’ensuivra. Le courage, la douleur, l’oubli aussi. Mise en récit de la violence raciale et de la résistance, invitation à en mesurer le poids, et pour cela la proposition est celle de la substitution : grâce à la réalité augmentée, lit-on dans le texte de présentation, « l’histoire de Claudette peut devenir notre histoire, entrer dans nos souvenirs comme un moment “vécu” de notre vie et faire de [chacun et chacune] d’entre nous les témoins de cet acte héroïque ».
« Vous êtes noir »
« Désormais, vous êtes noir », nous assure-t-on sitôt qu’on est entré, casqué. « J’étais moi-même un esclave », nous assurait quant à lui Rankin dans ses lettres.
Des technologies et des médiations différentes, mais un objectif similaire : par la représentation, faire appel à l’empathie, à savoir le fait de se projeter soi-même dans l’expérience d’autrui pour la rendre intelligible à soi, pour mieux la comprendre, l’apprécier. L’intention est noble, mais l’équilibre ainsi mis en place est pour le moins précaire, pour ne pas dire dangereux.
Se joue d’abord la spectacularisation de la violence raciale. Comme les lettres de Rankin, la proposition du Centre Phi met en scène. La relation solidaire entre la violence, le plaisir, le divertissement et le spectacle, même sous les auspices de l’indignation et de la dénonciation, a été largement documentée et étudiée, notamment dans la philosophie continentale et dans les études féministes, queers et noires.
Heureusement, l’expérience du Centre Phi n’a pas a priori pour objectif de participer à la reproduction de la violence, mais bien d’y mettre un terme en convoquant l’empathie, l’identification empathique. Il s’agit plus précisément de mobiliser la réalité augmentée pour canaliser la sensibilité du spectateur vers la lutte pour la justice sociale. Le pari, pourtant, précède la question : peut-on être solidaire de l’autre en occupant sa position ?
Le capitalisme tardif
Des pique-niques familiaux pour assister goulûment aux lynchages d’Afro-Américains dans les ÉtatsUnis du tournant du XXe siècle à la violence masculine au grand écran ou au tourisme carcéral, de la circulation marchande de la photo du petit Aylan échoué sur une plage à celle de la captation du meurtre de George Floyd, que l’intention soit raciste ou antiraciste, le plaisir et le divertissement sont fonction de la violence — et le spectacle est l’une des modalités de leur exercice collectif, dont l’échelle est multipliée par le capitalisme tardif.
Mais il y a plus ici. Bien heureusement, l’expérience du Centre Phi n’a pas a priori pour objectif de participer à la reproduction de la violence, mais bien d’y mettre un terme en convoquant l’empathie, l’identification empathique. Il s’agit plus précisément de mobiliser la réalité augmentée pour canaliser la sensibilité du spectateur vers la lutte pour la justice sociale.
Le pari, pourtant, précède la question : peut-on être solidaire de l’autre en occupant sa position ?
Comme nous l’enseigne Saidiya Hartman, professeure à l’Université Columbia, se représenter la violence comme quelque chose d’inacceptable pour soi oblitère l’autre.
L’indifférence envers la souffrance est peut-être levée, mais seulement dans la mesure où elle nous serait infligée à nous.
Au-delà des bonnes intentions, la souffrance de l’autre, demande Hartman, ne devient-elle donc pas plus encore inconcevable ?
L’autre ne devient-il pas plus encore un objet distant, abstrait, déconsidéré, dès lors que la souffrance n’apparaît inacceptable que lorsque son sujet fantasmé devient le moi et le nous (blancs) ?
Le spectacle d’un soi violenté, pour un même soi spectateur, éloigne de la souffrance d’autrui, qui ne devient que le véhicule de nos propres sentiments. Malgré l’intention dénonciatrice, le spectacle empathique de la violence divertit autant qu’il éloigne de la souffrance de l’autre dont on a pris la place : il éloigne de la fin de cette souffrance autant qu’il évacue la position du spectateur dans ce qui la crée et l’entretien.
Désormais, vous êtes noir, profitez-en.