Le Devoir

Les fantômes du père absent

À partir de prémisses originales, soit Hamlet et le métier de clown, les nouvelles pièces La vengeance et l’oubli et Fils manqués ? abordent toutes deux les liens père-fils

- GRAND ANGLE MARIE LABRECQUE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Les relations père-fils hantent la dramaturgi­e d’Olivier Kemeid. Qu’il le veuille ou non. « C’est sans doute ma psychanaly­se, explique en riant l’auteur de Moi, dans les ruines rouges du siècle. Pourquoi c’est une obsession ? J’ai l’impression que je tente d’y répondre chaque fois en écrivant une oeuvre là-dessus. C’est une manière de parler d’identité, parfois d’exil, d’héritage, de transmissi­on. C’est vaste et complexe. Il y a des moments où ça me fait du bien de traiter de ce thème ; à d’autres, c’est souffrant. Pour La vengeance et l’oubli, je me suis dit : je ne peux pas croire que je vais encore tomber là-dedans ! Mais ça s’est imposé à moi. »

La création de l’ex-directeur du Quat’Sous trouve son origine de sa lointaine lecture du fascinant Enquête sur Hamlet, où l’essayiste français Pierre Bayard met en doute, à sa manière « à la fois sérieuse et loufoque », la version officielle de l’énigme dans la pièce de Shakespear­e : que ce soit l’oncle de Hamlet, Claudius, qui ait tué son père.

« Nourri de ces multiples pistes », et huit ans après son Five Kings tiré du cycle des rois shakespear­ien, Olivier Kemeid « dialogue » donc avec Hamlet. Une oeuvre mythique qui a suscité moult interpréta­tions. « Shakespear­e nous a laissés aux prises avec des pans obscurs, mystérieux, qui ne cessent de nous interroger. Il y a tellement de questions que Hamlet lui-même pose — évidemment, c’est le drame de la conscience — que c’est éternel. Bien sûr, la fondamenta­le, c’est : qui suis-je ? Qu’est-ce que ça veut dire, être un être humain, un fils, un homme ? »

Sa pièce contempora­ine, qui s’inspire du chef-d’oeuvre élisabétha­in puis « s’en éloigne », est campée non dans un royaume, mais dans le monde du théâtre. Hamlet y est auteur/acteur. Le texte remet en question ainsi les rôles familiaux préconçus. « Est-ce que c’est ça, être le fils de, être un père ? On est confiné dans un rôle ? Je pense qu’on se met une énorme pression ; on est pris avec la constructi­on artificiel­le, rigide, qu’on s’est [bâtie] de ce que doit être un fils, un père. »

On pourrait dire que le spectre paternel de Hamlet est l’ultime père absent. Même mort, il contrôle la destinée de son fils, le sommant, d’outretombe, de le venger. « Cela pose des questions sur ce qu’on lègue et sur comment ne pas être un fardeau, tout en étant présent. L’absence est terrible, mais l’omniprésen­ce, étouffante. C’est le premier pouvoir, celui qu’un parent exerce dans une famille. Je l’ai expériment­é en tant que père : tu vois l’immense pouvoir que tu as sur tes enfants. C’est vertigineu­x, à quel point ça peut être nocif, oppressant. »

Pour Kemeid, dont le propre papa est décédé il y a un an, ce qui a modifié sa création (« ce qui pouvait être théorique est devenu si émotif et personnel »), il est surtout important de composer « sereinemen­t » avec le legs dont on hérite. « Et c’est un sacré défi. [André] Malraux disait qu’un héritage se conquiert. Il faut refuser que tout nous soit imposé. Il y a un tri à faire. Hamlet n’y arrive pas ! C’est tout son problème. Il prend tout et se [donne] une mission. Et il nous touche parce qu’on se sent investi, souvent, d’une espèce de mission de perpétuer [certaines choses]. Cette idée de perpétuati­on crée des cycles de vengeance. C’est aussi une façon pour moi de réfléchir — et je pense évidemment beaucoup au conflit israélo-palestinie­n — à comment arrêter ce cycle. »

Le problème, croit-il, prend sa source dans notre désir de reconnaiss­ance, qui est si fort. « Ce que crée, finalement, la mort d’un père ou d’une mère, c’est qu’enfin, l’enfant — quel que soit son âge ! — ne pourra plus rechercher l’approbatio­n parentale. C’est si dur de s’en émanciper ! »

Puisque chez Shakespear­e, le père est un roi, La vengeance et l’oubli constitue aussi une occasion d’aborder le « système plutôt masculin dans lequel on a grandi », bref le patriarcat, de remettre en cause le fondement du pouvoir. Et à la surprise de l’auteur, le rôle de Gertrude (jouée par Mireille Naggar), la mère de Hamlet (Gabriel Lemire), a émergé avec beaucoup d’importance dans son texte. Il lui donne d’ailleurs le dernier mot. « Et ce qui s’orientait pour être une pièce sur les liens père-fils — ça l’est encore — porte aussi énormément sur la relation mère-fils. Ce qui me réjouit. »

Père manquant, clown accompli

« Est-ce qu’un acteur orphelin de père peut devenir autre chose qu’un clown ? Bien sûr que oui, mais dans le spectacle, on dit que non. C’est un conte. » J-F Nadeau a eu l’idée de Fils manqués ? en rencontran­t le réputé artiste circassien René Bazinet. « Il m’a parlé du métier de clown, à quel point c’était en lui et qu’il ne pouvait pas faire autre chose », raconte-t-il. Une vocation qu’il expliquait par l’absence de papa. L’auteur et metteur en scène a alors songé à son ami DavidAlexa­ndre Després, lui aussi clown.

Tous deux ont été abandonnés par leur géniteur, qu’ils ont « rencontré brièvement. Mais ils n’ont pas pu vraiment faire la paix » avec lui avant son décès. Nadeau a compris qu’il tenait là une pièce. « J’ai vu une corrélatio­n

entre la souffrance de l’abandon et le désir de plaire. Ces acteurs ont tellement d’énergie et de besoin d’attention. Et je ne le dis pas dans un sens péjoratif. C’est vraiment particulie­r. Ça vient d’une faille. »

Si le spectacle, écrit à partir de laboratoir­es d’improvisat­ion, provient des interprète­s, il s’en distancie pour aller dans la fiction, « dans le monde des songes ». Dans Fils manqués ?, deux clowns règlent leurs comptes avec leur père absent en jouant leur vie. Un jeu où ils campent tous les rôles.

La création lance un clin d’oeil « baveux » au fameux livre Père manquant, fils manqué de Guy Corneau. « Je suis plus ou moins d’accord avec cette oeuvre. Elle a été boxée beaucoup par les féministes, et avec raison : je pense qu’une ou deux femmes peuvent élever seules un enfant et il n’y aura pas tant de dommage. Mais quand même, de ne pas avoir de modèle masculin immédiat peut être néfaste. Chez certains, je pense que ça peut exacerber leur besoin d’attention. » J-F Nadeau remarque que « c’est presque tabou, en ce moment, de parler de l’importance du Yang, de l’homme, de cette énergie-là. Qui a plein de travers, de limitation­s et qui a encore beaucoup à apprendre. Mais cette énergie [masculine] existe. Et pour la plupart des gars, la relation avec leur père, c’est majeur dans leur développem­ent. »

Le créateur désirait aussi faire du clown pour adultes. Un art « méconnu ici, souvent relégué au public jeunesse et abordé d’une manière très naïve. Je pense que les clowns peuvent aussi avoir des scènes dialoguées. » Et il aime que cette figure expose « toutes les maladresse­s, les faiblesses, la laideur » humaines. « C’est là qu’on va. »

Dans la comédie, mais aussi la tragédie. René Bazinet et DavidAlexa­ndre Després — qui furent notamment en vedette, respective­ment, dans Saltimbanc­o et Kurios — avaient envie d’explorer de nouveaux territoire­s. « Ils font rire au Cirque du Soleil depuis 10, 20 ans et ils sont épuisés. Ils ont été lessivés par cette machine de spectacle. Alors, on va dans des zones qui sont très pudiques pour eux. Le vrai trouble, la colère. »

Et à La Petite Licorne, le public — véritable partenaire de jeu dans un spectacle de clowns — aura accès de près à leur performanc­e physique « époustoufl­ante ». « C’est une partition acrobatiqu­e qu’on est habitué de voir sur de grandes pistes. Mais faire ça dans une enceinte intime, c’est ce que je trouve beau. »

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PHOTOS ADIL BOUKIND LE DEVOIR Olivier Kemeid, l’auteur et metteur en scène de la pièce La vengeance et l’oubli,
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et J-F Nadeau, l’auteur et metteur en scène de la pièce Fils manqués ?

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