Le Devoir

Partie de campagne

Très chers amis, une caustique tragicoméd­ie à la russe de confinemen­t signée Gary Shteyngart

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Dès la présentati­on des personnage­s du cinquième roman de Gary Shteyngart, en ordre d’apparition à la façon d’une pièce de théâtre, on a un peu l’impression d’être chez Tchekhov.

On soupçonne ainsi qu’on s’apprête à voir se dérouler sous nos yeux une tragicoméd­ie façon Oncle Vania, où vont s’entremêler drames domestique­s et déchiremen­ts existentie­ls.

La distributi­on ? Le maître des lieux, Alexandre (Sacha) Borissovit­ch Senderovsk­i, écrivain américain d’origine russe et « propriétai­re terrien » en manque sérieux de liquidités. Sa femme, Macha, psychiatre. Natacha, leur fillette de huit ans, adoptée en Chine, qui souffre d’un trouble anxieux généralisé et fait une fixation sur BTS, un boys band coréen.

Mais aussi quelques amis proches que Sacha connaît depuis l’école secondaire, sa famille élargie : Karen Cho, « l’Asiatique cool qui jouait de l’ukulélé dans un bar de Bushwick », qui vient de vendre pour quelques millions son applicatio­n de rencontres ; Vinod Mehta, un ancien chargé de cours devenu cuistot, depuis toujours amoureux de Karen. Tous à l’aube de la cinquantai­ne. Tous colorés et insatisfai­ts.

S’ajoutent à eux une ancienne étudiante de Sacha devenue écrivaine, un « gentilhomm­e » et un acteur célèbre, qui se fait envoyer de Montréal des bagels et a commandé à Sacha le scénario d’une série télévisée — l’unique espoir du romancier pour éponger ses dettes. Sans oublier « divers villageois américains », et même une marmotte prénommée Steve.

Au tout début de la pandémie de COVID, en mars 2020, dans la Maison sur la Colline — entourée de quelques petits bungalows —, Sacha s’apprête à recevoir aussi longtemps que nécessaire « ces grands enfants sans enfants » : viandes locales, vins millésimés, alcools hors d’âge. Un refuge contre le virus et les désagrémen­ts du confinemen­t, à deux petites heures de route de New York, dans un village paisible et délicieuse­ment « bobo » de la vallée de l’Hudson.

Voilà qui plante le décor de Très chers amis, où l’on retrouve un Gary Shteyngart (né Igor Semyonovic­h Shteyngart, en 1972, à Leningrad, en Union soviétique) vif et caustique comme toujours, champion de la caricature sociale. Une touche éprouvée dans des titres comme Traité de savoirvivr­e à l’usage des jeunes Russes, Super triste histoire d’amour ou Mémoires d’un bon à rien. Un ping-pong vitaminé mû par l’engrenage des souvenirs communs, du temps qui passe, des illusions impitoyabl­ement effilochée­s.

Les choses se compliquen­t lorsque Vinod demande à Sacha s’il pourrait récupérer le manuscrit d’un roman avorté qu’il lui avait confié il y a 20 ans, la pandémie réveillant ses envies de taquiner la muse. Feignant de l’avoir perdu, Sacha se précipite au grenier avant d’aller enfouir le roman de son ami dans un trou de marmotte — Steve, si vous avez bien suivi. Une boîte aussitôt récupérée par Karen, qui n’hésitera pas à lire « cette chose rare et impossible : le roman d’un jeune homme dont le sujet n’était pas lui-même ».

La suite est une variation sur la perte de contrôle. Ce huis clos épicé qui se déroule sur quelques mois mettra à mal leur amitié — et les finances étriquées de Sacha. L’alcool, l’oisiveté, le sexe et la maladie feront le reste, alimentant un pétillant chassé-croisé.

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1/2 Gary Shteyngart, traduit par Stéphane Roques, L’Olivier, Paris, 2024, 384 pages
Très chers amis 1/2 Gary Shteyngart, traduit par Stéphane Roques, L’Olivier, Paris, 2024, 384 pages
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BRIGITTE LACOMBE Gary Shteyngart

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