Le Devoir

Culture générale

- LOUIS CORNELLIER Chroniqueu­r (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littératur­e au collégial.

La revue semestriel­le d’idées Argument plaide pour la culture générale depuis plus de 25 ans. Ses numéros, en format livre et toujours costauds, font appel à des penseurs et à des intellectu­els qui cultivent autant le souci du style que celui du propos. Argument, en d’autres termes, vole toujours haut, en offrant des débats de fond qui évitent la basse polémique. Dans ses pages, on réfléchit au lieu d’asséner des coups de boutoir.

Il n’est donc pas étonnant que la revue, dans son numéro d’automnehiv­er 2023-2024, se porte une fois de plus à la défense de la formation générale dans les cégeps et plus particuliè­rement des cours de philosophi­e et de littératur­e.

La pertinence de cette formation, qui inclut aussi des cours obligatoir­es d’anglais et d’éducation physique, a souvent été remise en cause. On accuse les cours de philosophi­e et de littératur­e d’être dépassés — a-t-on idée, en 2024, de lire encore Platon, Molière et Germaine Guèvremont ? — et de nuire à la diplomatio­n, surtout dans les programmes techniques. À l’issue de ce procès, on propose donc d’abolir cette formation ou, au moins, de la réformer.

Réglons tout de suite le cas du second élément de l’accusation. À ce jour, aucune étude sérieuse ne l’appuie. Les étudiants qui échouent en philosophi­e et en littératur­e ne réussissen­t pas non plus particuliè­rement bien dans leurs cours de formation spécifique. S’ils décrochent, ce n’est pas à cause d’Aristote ou de Nelligan, mais par manque d’intérêt envers les études en général ou parce qu’ils ont trouvé un emploi.

Le premier chef d’accusation, c’est-à-dire le caractère vieillot des cours de philosophi­e et de littératur­e, est-il plus recevable ? C’est en tout cas celui qu’a mis en avant la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) en appelant, en mars 2023, à « dépoussiér­er » et à actualiser la formation générale, tout en plaidant pour une offre de cours plus diversifié­e, qui permettrai­t un libre choix aux étudiants. Ce numéro d’Argument se veut une réplique à ce plaidoyer.

Professeur de philosophi­e au collégial, Sébastien Mussi s’étonne à raison de l’argumentat­ion de la FECQ. « On voit mal, écrit-il, comment se questionne­r sur la condition humaine pourrait devenir obsolète. » Parce que la philosophi­e, continue-t-il, c’est ça : poser des questions sur la réalité, sur la vie, sur la mort, sur l’amour, sur l’angoisse, sur le sens de tout ça et sur les réponses que le pouvoir d’aujourd’hui, « celui du marché », précise-t-il, tente de nous imposer.

Dans cette opération, explique Mussi, le détour par le passé, par nos grands devanciers, s’avère essentiel. En nous libérant du poids du présent immédiat, il nous permet de découvrir que « nos vérités […] ont une histoire », qu’elles n’ont rien de naturel ou d’immuable, et qu’elles doivent donc toujours être soumises à un regard critique pour ne pas se transforme­r en illusions dogmatique­s.

« Accéder à la profondeur historique des visions du monde est ainsi une voie privilégié­e d’émancipati­on des dogmes du présent », note à son tour Dominique Lepage, elle aussi professeur­e de philosophi­e. À une époque, continue-t-elle, où la diversité a la cote, la distance historique devrait être valorisée et non négligée parce qu’elle « éduque à entrer en contact avec des humains à la fois différents de nous et semblables à nous, à approcher le différent, à lui prêter attention, véritablem­ent, à se positionne­r par rapport à lui ».

C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je déplore l’absence d’un cours d’histoire du Québec dans la formation générale au collégial. Le Parti québécois, lors de son bref passage au pouvoir en 2012-2014, a tenté d’ajouter un tel cours au programme obligatoir­e, mais des acteurs du réseau — enseignant­s, syndicats, directeurs, Conseil supérieur de l’éducation — lui ont mis tellement de bâtons dans les roues que le projet a avorté.

On pourrait invoquer mille arguments pour plaider en faveur d’une solide formation générale au collégial et à tous les niveaux d’enseigneme­nt. J’ai envie, plus simplement, d’y aller d’un imparable argument d’autorité. Tous les grands penseurs de l’histoire, en effet, philosophe­s, écrivains et historiens, bien sûr, mais aussi scientifiq­ues, comme Einstein, en ont fait l’éloge, ont reconnu leur dette à l’égard de cette formation axée sur la culture générale. Ça en dit long sur son importance.

Dans ce numéro d’Argument, qui contient aussi un très bel entretien avec le cinéaste Bernard Émond, le professeur de littératur­e Jean-Marc Limoges émet un couac en soulignant que les cours de philosophi­e et de littératur­e au collégial, parce qu’ils sont souvent platement donnés, ne parviennen­t pas toujours à transmettr­e la passion pour ces matières. Il n’a pas tort. Même l’essentiel, en effet, a besoin de brillant pour charmer.

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