Le Devoir

Quand le spectacle est dans la salle

L’incivilité s’infiltre parfois dans les théâtres, mais les artisans résistent

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Chaque spectateur assidu des salles de théâtre a son anecdote d’incivilité à raconter : déballage interminab­le de petits bonbons, cellulaire bruyant ou lumineux, bavardage inutile, retardatai­res à l’arrivée tonitruant­e, etc. Faut-il accuser les affres de la pandémie qui nous a retenus trop longtemps dans nos salons, et aurait mis en veilleuse une politesse élémentair­e ? Le phénomène existait bien avant cela, mais attention, selon certains artisans du milieu : le respect du public pour l’art théâtral ne s’est pas évaporé dans l’air du temps.

Ces dernières années, plusieurs histoires abracadabr­antes ont été mises en lumière, non pas sur les scènes, mais dans les salles… Bagarres, spectateur­s éméchés ou grossiers, et tous les autres pour qui déranger les voisins fait partie de leurs droits fondamenta­ux, autant de moments peu édifiants dont certains ont bénéficié de leurs 15 minutes de gloire médiatique. Selon Amélie Duceppe, directrice générale du Théâtre Duceppe, c’est surtout le reflet d’une société quelque peu sens dessus dessous. « On le voit partout, aussi bien à l’épicerie, dans l’autobus que sur les réseaux sociaux. Tout le monde est à cran depuis la pandémie. Trop de gens ont vécu dans leur chambre d’écho, et ont perdu l’habitude de côtoyer les autres », déplore celle qui est à la tête de la compagnie théâtrale depuis 2018.

Amélie Duceppe le perçoit également dans les doléances des spectateur­s « qui répondent généreusem­ent à nos questionna­ires post-représenta­tions, et oui, ils nous parlent de certains désagrémen­ts, particuliè­rement les retards ». Ce phénomène aurait pris de l’ampleur, et elle n’est pas la seule à le constater, car il touche tous les secteurs. Dans une ancienne vie profession­nelle pas si lointaine, David Laferrière dirigeait les destinées du Théâtre Gilles-Vigneault de SaintJérôm­e, une salle multidisci­plinaire où l’humour côtoie la chanson, et bien sûr le théâtre. « C’était surtout frappant pour les spectacles d’humoristes, surtout le week-end. Les gens viennent souvent en groupe, ont mangé avant, pris un verre, arrivent à la toute dernière minute. Ils n’ont donc pas tout à fait le même comporteme­nt que les amateurs de théâtre, et particuliè­rement de création », déclare celui qui est président du conseil d’administra­tion de RIDEAU.

Les incivilité­s, elles existent, mais David Laferrière ne voudrait surtout pas revenir quelques années en arrière, au temps du déconfinem­ent, alors qu’elles étaient plus nombreuses. « Ça tend à s’estomper tranquille­ment, mais c’est sûr que persiste une culture de l’individual­isme », reconnaît le nouveau directeur artistique et général du Théâtre Outremont. Elles ont selon lui des impacts différents selon le type de spectacle et le lieu où il se déroule. « Déballer un bonbon pendant une prestation de 2Frères, ce n’est pas la même chose que de le faire au théâtre de Quat’sous, là où le bruit peut se rendre facilement jusqu’au balcon. »

Gérer l’imprévisib­le

La configurat­ion du lieu et la mission de la compagnie théâtrale y sont aussi pour quelque chose dans l’ambiance. Au théâtre Denise-Pelletier, où se succèdent groupes scolaires et grand public, quatre ouvreurs veillent à la quiétude et au confort des spectateur­s. « Des enjeux de comporteme­nts, comme l’utilisatio­n du cellulaire pendant une représenta­tion, ça peut arriver, mais notre personnel intervient très rapidement », précise Stéphanie Laurin, directrice générale. Les allées, plus nombreuses que dans d’autres salles, permettent une meilleure circulatio­n des spectateur­s, surtout si certains doivent sortir pendant le spectacle.

En ce qui concerne les groupes scolaires, c’est dans l’ADN du Théâtre Denise-Pelletier de bien les accueillir. Et surtout de les encadrer, car plusieurs élèves en sont souvent à leur premier contact avec l’univers théâtral. « Mieux ils sont préparés, plus ils sont attentifs, précise Stéphanie Laurin. Malheureus­ement, nous n’avons pas les moyens d’avoir un médiateur culturel à temps plein, ce qui devrait aller de soi dans notre cas. Bien sûr, plusieurs facteurs font en sorte que la magie opère ou pas, mais ça demeure pour eux un moment important d’apprentiss­age du vivre-ensemble. »

Amélie Duceppe abonde dans le même sens, soulignant à son tour l’importance du travail en amont auprès du public adolescent, se souvenant d’une représenta­tion assez tumultueus­e de la pièce Des souris et des hommes, en 2018, lors de laquelle l’acteur Guillaume Cyr est sorti de ses gonds après le spectacle. « La direction de l’école m’avait informée que les perturbate­urs avaient été bien punis, mais je me suis dit : “Voilà des jeunes qui ne reviendron­t plus au théâtre…” » Car Amélie Duceppe demeure convaincue que les arts vivants en général, et le théâtre en particulie­r, représente­nt les meilleurs moyens de cultiver notre humanité, surtout dans le contexte social actuel. « C’est de l’ordre de la communion, et de la dentelle », renchérit David Laferrière. Des caractéris­tiques qui appellent inévitable­ment au respect, à l’écoute, et au savoir-vivre.

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GETTY IMAGES « Tout le monde est à cran depuis la pandémie. Trop de gens ont vécu dans leur chambre d’écho, et ont perdu l’habitude de côtoyer les autres », déplore Amélie Duceppe, du Théâtre Duceppe.
 ?? THÉÂTRE DENISE-PELLETIER ?? Au théâtre Denise-Pelletier, où se succèdent groupes scolaires et grand public, quatre ouvreurs veillent à la quiétude et au confort des spectateur­s.
THÉÂTRE DENISE-PELLETIER Au théâtre Denise-Pelletier, où se succèdent groupes scolaires et grand public, quatre ouvreurs veillent à la quiétude et au confort des spectateur­s.

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