Le Devoir

Kingston retrouve des couleurs

La capitale mondiale du reggae a misé sur l’art et la culture pour se défaire de la mauvaise réputation qu’elle traîne depuis des années comme un lourd boulet.

- MALIK COCHEREL COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Il n’y a pas si longtemps encore, il ne faisait pas bon se promener dans le downtown de Kingston. Le sud de la capitale jamaïcaine avait tout d’une ville fantôme. Il était laissé à l’abandon et livré aux esprits malveillan­ts qui hantaient le coin comme autant de duppies, ces spectres du folklore caribéen bien connus de Marlon James. Cet auteur a écrit le fantastiqu­e roman Brèves histoires de sept meurtres, ayant pour toile de fond le Kingston des années 1970.

Aujourd’hui, ce même centre-ville semble se réveiller du cauchemar dans lequel il a été trop longtemps plongé. On ne va pas se mentir, toutes les traces de cette sombre période n’ont pas été totalement effacées dans un paysage urbain qui subit encore, ici ou là, les séquelles de décennies de misère et de criminalit­é. Mais le processus de revitalisa­tion, qui a été amorcé bien avant la pandémie pour relancer les activités du downtown, commence à porter ses fruits.

Une vraie renaissanc­e

D’importante­s compagnies, comme Digicel et Grace-Kennedy, ont lancé les grandes manoeuvres en prenant leurs quartiers le long de l’imposante baie de Kingston. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur leur a emboîté le pas, en déménagean­t ses bureaux non loin de là. Dans la foulée, le géant de l’hôtellerie Hilton a implanté son porte-étendard de la gamme Tapestry — le premier du genre dans les Caraïbes — à l’angle du boulevard Ocean et de la rue King.

Du haut de ses 12 étages, le bien nommé hôtel ROK (pour « Renaissanc­e of Downtown Kingston ») a ouvert ses portes à l’été 2022. Il se dresse, sur le bord de mer, comme un symbole du renouveau d’un centre-ville qui reprend lentement mais sûrement des couleurs. Sublimé par les oeuvres d’artistes locaux qui égaient ses espaces publics, l’établissem­ent de 168 chambres vise autant une clientèle d’affaires que des touristes avides de découverte­s culturelle­s et d’aventures urbaines.

À moins de cinq minutes à pied du ROK, la National Gallery of Jamaica renferme de fabuleux trésors dans ses murs. À commencer par une imposante collection d’oeuvres de la « mère de l’art jamaïcain », Edna Manley. La célèbre artiste est connue pour avoir été la femme du premier ministre jamaïcain Norman Manley. Leur fils Michael Manley a également suivi les traces de son père en prenant la tête du gouverneme­nt. Mais l’artiste est surtout renommée pour avoir sculpté dans du bois d’acajou une iconique statue au coeur des années 1930.

De l’art plein les rues

La version originale du Negro Aroused, qui représente la lutte pour l’émancipati­on du peuple noir, est l’une des pièces maîtresses du plus vieux et plus grand musée d’art public des Caraïbes anglophone­s. Une reproducti­on en bronze de la sculpture d’Edna Manley s’élève, par ailleurs, au pied du ROK. Et ce, pile en face de l’ancienne cité de Port Royal, haut lieu de piraterie et de trafic d’esclaves en grande partie englouti par les eaux à la suite du terrible tremblemen­t de terre de 1692.

En tournant le dos à la mer pour s’enfoncer un peu plus dans les entrailles de la cité qui s’est jointe au réseau des villes créatives de l’UNESCO en 2015, d’autres découverte­s passionnan­tes nous attendent. Le long de l’allée Water, les oeuvres murales ont fleuri sous l’influence de bonnes âmes bien décidées à redonner vie au fameux Funky Kingston célébré par le groupe Toots and The Maytals dans un album qualifié de pure « perfection » par le critique musical Lester Bangs.

Ces fresques sont, pour la plupart, le fruit du travail de Kingston Creative. Fondé en 2017, l’OBNL vise à transforme­r downtown par l’art et la culture. L’établissem­ent organise des visites guidées de ce musée à ciel ouvert où se croisent les portraits de légendes telles que Toots Hibbert, Desmond Dekker et Gregory Isaacs, auteur du fabuleux tube produit par Sly & Robbie, Going Downtown. Autant d’oeuvres qui rappellent que le centrevill­e de Kingston a longtemps été l’épicentre de la musique jamaïcaine.

Un tourisme solidaire et durable

« Une part importante de notre culture est née dans ces rues », me confie Janet Crick, directrice de Kingston Creative, à l’ombre d’une longue murale représenta­nt les divers courants musicaux sortis des mythiques studios de Beat Street, du ska au dancehall en passant par le reggae. « On souhaite transmettr­e cette part d’héritage aux personnes qui visitent la Jamaïque sans être forcément au courant de cette histoire. C’est une chose que vous ne trouverez nulle part ailleurs sur l’île », précise-t-elle.

Loin de se résumer à de belles plages de sable fin à Negril, Montego Bay ou Ocho Rios, la Jamaïque peut aussi se reposer sur un patrimoine culturel d’une infinie richesse pour bâtir les fondations d’un tourisme solidaire et durable. « Plus les gens viennent au centre-ville, plus il y a d’occasions pour redonner à la communauté et aux personnes qui n’ont jamais quitté le quartier, même pendant les périodes les plus sombres, souligne Mme Crick. C’est vraiment ce qui nous motive dans ce processus de revitalisa­tion. »

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PHOTOS MALIK COCHEREL Au centre-ville de Kingston
 ?? ?? Ci-dessus, Janet Crick, directrice de Kingston Creative, avec Jasmine Wilson, qui assure les visites guidées des murales. À gauche, un portrait de Toots Hibbert, figure légendaire du reggae. Au centre, la reproducti­on en bronze du Negro Aroused d’Edna Manley sur le front de mer. Ci-dessous, le musée d’art public de la ville.
Ci-dessus, Janet Crick, directrice de Kingston Creative, avec Jasmine Wilson, qui assure les visites guidées des murales. À gauche, un portrait de Toots Hibbert, figure légendaire du reggae. Au centre, la reproducti­on en bronze du Negro Aroused d’Edna Manley sur le front de mer. Ci-dessous, le musée d’art public de la ville.
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