Le Devoir

L’emprise des normes sur l’autonomie profession­nelle en santé publique

Deux mondes s’opposent : d’un côté celui des gestionnai­res, de l’autre celui des valeurs humanistes

- Steve Audet et Louis Baribeau* Le premier est travailleu­r social et psychothér­apeute, professeur associé en travail social. Le second est avocat en droit de la famille et médiateur familial. * Les auteurs remercient le professeur en travail social Stépha

Des questionna­ires d’évaluation imposés, des logiciels dictant des interventi­ons psychosoci­ales, de fastidieux et improducti­fs protocoles d’interventi­on, des listes d’attente centralisé­es, des sages-femmes encadrées par des médecins illustrent les nombreuses atteintes à l’autonomie profession­nelle des aidants dans les services publics.

Dans bien des cas, malgré leur bonne volonté, des intervenan­ts ne sont pas en mesure d’intervenir « profession­nellement », en raison de la rigidité de leur encadremen­t. Deux mondes s’opposent.

D’un côté, le monde des gestionnai­res, adoptant une approche de type industriel, axée sur l’obéissance des employés, comprenant des normes d’interventi­on rigides que, pour plus d’efficacité, l’employeur uniformise et détaille de plus en plus, notamment le contrôle des objectifs, du temps accordé aux évaluation­s des besoins et aux interventi­ons. Trop de règles et trop de rigidité démotivent, éteignent la joie, la créativité, l’inventivit­é et l’esprit d’initiative chez les profession­nels. Les clients en souffrent.

De l’autre côté, le monde des valeurs humanistes. Ces dernières orientent les profession­nels, mais sans leur dicter des modalités d’interventi­on type d’applicatio­n générales et universell­es. Ce monde est régi par très peu de normes. Ainsi fonctionne­nt les encadremen­ts des ordres profession­nels. Ils sont axés sur des valeurs d’éthique, d’indépendan­ce, d’autonomie et de compétence­s pour effectuer les interventi­ons les plus susceptibl­es de répondre aux besoins humains.

La proliférat­ion de règles interféran­t avec les services profession­nels se remarque aussi au Nouveau-Brunswick. Dans un rapport soumis à l’Assemblée législativ­e le 11 mars 2024, le Bureau du Défenseur des enfants, des jeunes et des aînés du Nouveau-Brunswick écrivait : « Les programmes sociaux font souvent appel à des membres d’équipe hautement qualifiés — travailleu­rs sociaux, infirmière­s, enseignant­s — pour fournir le service. Le fait de limiter leur marge de manoeuvre peut réduire leur capacité à trouver des moyens créatifs de résoudre les problèmes de manière qui convient à l’individu, et la paralysie liée aux règles qui en résulte peut en fait nuire au recrutemen­t et à la fidélisati­on de ces profession­nels. »

Autonomie

L’autonomie profession­nelle comprend l’exercice du jugement profession­nel pour prendre des décisions éclairées. Le profession­nel peut ainsi choisir une méthode pour collecter les données, les analyser et décider de ses interventi­ons. Il peut également adapter ses actions en fonction des besoins des personnes, du contexte et de ses compétence­s, ce qui contribue à l’efficacité de ses interventi­ons.

La relation de confiance avec le client contribue à l’efficacité de l’interventi­on. Le profession­nel la développe en se concentran­t sur le bien-être du client plutôt que sur les règles.

Concrèteme­nt, les nouveaux modes de gestion créent un décalage entre, d’un côté, le profession­nalisme du point de vue institutio­nnel et managérial et, de l’autre côté, ce pour quoi le profession­nel est formé, ses devoirs déontologi­ques ainsi que ses aspiration­s quant à un travail efficace, honorable et bien fait.

« Dans cette perspectiv­e, les conditions qui provoquera­ient le plus de stress chez les travailleu­ses sociales seraient celles qui combinent à la fois des demandes psychologi­ques élevées, une faible latitude décisionne­lle et un faible soutien social », rapporte le chercheur Stéphane Richard, travailleu­r social et professeur à l’École de service social de l’Université Laurentien­ne.

Conséquemm­ent, des contre-modèles émergent pour libérer les intervenan­ts de ces carcans normatifs et leur permettre de réaliser leurs aspiration­s, comme la migration vers le privé.

Gestion collaborat­ive

Le déclin accéléré de l’autonomie profession­nelle a incité l’Ordre des travailleu­rs sociaux et des thérapeute­s conjugaux et familiaux à réaliser en 2023-2024 de nouveau des états généraux sur ce thème, comme il l’avait déjà fait à la fin des années 1990. Les travaux en cours indiquent que les problèmes s’accentuent même si on voit certaines améliorati­ons.

Le chantier d’élagage de plusieurs procédures et formulaire­s annoncé en février par le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, Christian Dubé, devrait se poursuivre et s’intensifie­r.

Nous pensons qu’un modèle de gestion collaborat­ive est plus favorable à l’exercice de l’autonomie profession­nelle. Ce modèle implique une collaborat­ion continue entre les patients, les profession­nels et les gestionnai­res. Il vise à moduler les services selon les besoins priorisés et les ressources disponible­s.

Dans les années 1970, les centres de services sociaux (CSS) renommés centres locaux de services communauta­ires (CLSC) regroupaie­nt des profession­nels de la santé qui jouissaien­t alors d’une grande autonomie pour déployer leurs ressources selon les besoins priorisés par chaque communauté. Nous avons perdu de vue la mission originale.

Il est encore possible de faire marche arrière afin que les services sociaux et de santé se rapprochen­t des gens. Les profession­nels de la santé peuvent être très créatifs pour trouver des réponses efficaces aux besoins des personnes et bien davantage s’ils ont le soutien de la communauté et de l’appareil politico-administra­tif.

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RENAUD PHILIPPE ARCHIVES LE DEVOIR Pour les auteurs, la relation de confiance avec le client contribue à l’efficacité de l’interventi­on. Le profession­nel la développe en se concentran­t sur le bien-être du client plutôt que sur les règles.

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