Le Devoir

Responsabi­lité arabe

- FRANÇOIS BROUSSEAU

On a assez dit l’horreur de Gaza, l’atroce disproport­ion de la réaction israélienn­e : on est maintenant à « 30 pour un » dans le rapport des morts violentes de part et d’autre. Et ce, sans oublier que plus de

98 % des décès israéliens ont eu lieu le 7 octobre — et le 7 octobre seulement. (Il y a aussi, certes, les prises d’otages, et ce drame-là se poursuit.)

Ce à quoi on assiste depuis le 8 octobre ressemble moins à une « guerre » qu’à une vengeance, un massacre unilatéral à 99 %. C’est bien Gaza, et non Jérusalem ou TelAviv, qui ressemble aujourd’hui à Varsovie en 1945.

La déshumanis­ation de « l’autre », le Palestinie­n vu comme un insecte ou un animal, et toute l’opération comme un « nettoyage » sanitaire autant que sécuritair­e : tout cela est réel, largement partagé en Israël, où règne un immense complexe de supériorit­é morale face au peuple palestinie­n. Les velléités éradicatri­ces — comme la tentation d’envoyer les Palestinie­ns à la mer ou en Égypte — sont explicites, par exemple dans les propos fascisants de certains membres du gouverneme­nt israélien.

Devant la dévastatio­n planifiée de Gaza, on ne s’étonne pas qu’un procès pour génocide ait été intenté contre Israël devant la Cour internatio­nale de justice, même si on doute qu’il aboutisse.

Ce radicalism­e du plus fort, avec son cortège d’atrocités, ne doit pas faire oublier que son miroir — le radicalism­e du plus faible, l’envie d’exterminer l’autre — existe aussi en face.

Mais dans ce cas, à cause de l’écrasante inégalité des forces en présence, c’est un fantasme sans moyen pour y parvenir… même si l’horreur du 7 octobre a donné une image concrète et sanglante du contenu de ce fantasme, s’il pouvait se réaliser à grande échelle.

Un sondage, mené début mars par le Centre palestinie­n de recherche politique et d’enquête, publié la semaine dernière, révèle que la plupart des Palestinie­ns ne croient pas que le Hamas a perpétré des atrocités lors de l’attaque. Ce déni pousse quelque 71 % des personnes interrogée­s à Gaza à déclarer que la décision d’attaquer le 7 octobre était « correcte » : chiffre à la hausse par rapport à un sondage semblable en décembre.

Non, les Palestinie­ns désespérés ne se détachent pas du Hamas… même si ce mouvement islamiste radical, dictatoria­l et violent a objectivem­ent déclenché « le feu du Ciel » sur leurs têtes, et même s’il utilise sans états d’âme les civils comme boucliers humains. Pour autant, l’Autorité palestinie­nne n’apparaît pas aujourd’hui comme une solution crédible aux yeux de ce peuple abandonné, écrasé de toutes parts.

Le plus terrible dans ce drame, c’est que la perception, partagée par les deux ennemis, selon laquelle « l’autre veut m’exterminer », n’est pas absurde. Elle est au contraire rationnell­ement fondée, autant sur des faits que sur des déclaratio­ns ou des textes.

Même si l’occupation israélienn­e représente la cause première du malheur palestinie­n, elle est loin d’être la seule. Ce peuple a régulièrem­ent souffert de l’abandon, du mépris, de la violence et des trahisons de ses prétendus « frères arabes », de la Syrie prorusse aux pays du Golfe amis de Trump, avides de « normalisat­ion ». Sans oublier les épisodique­s violences intrapales­tiniennes.

En 1970 et 1971, le Royaume de Jordanie, sous le roi Hussein, écrase une révolte palestinie­nne — brièvement soutenue par la Syrie, avant qu’Hafez al-Assad n’abandonne les Palestinie­ns. Des milliers de civils et de combattant­s de l’Organisati­on de libération de la Palestine sont tués. Dans l’armée jordanienn­e, on trouve également des Palestinie­ns, ce qui ajoute au drame une dimension fratricide.

En 2006 et 2007, le Hamas et l’Autorité palestinie­nne se font la guerre pour le contrôle de Gaza, avec à la clé une victoire du Hamas. Des centaines de morts, dont des civils, et un millier de blessés graves.

En 2007, l’armée libanaise, dans une opération contre des islamistes, rase le camp palestinie­n de Nahr al-Bared et affame les quelque 40 000 Palestinie­ns qui s’y trouvent, laissés sans eau ni électricit­é pendant tout un été. Les bombardeme­nts tuent des centaines de civils palestinie­ns et forcent ultimement le déplacemen­t de quelque 30 000 personnes.

Entre 2012 et 2014, en pleine guerre de Syrie, les forces de Bachar al-Assad assiègent l’immense camp de réfugiés palestinie­ns de Yarmouk, en banlieue de Damas, avant qu’il ne tombe aux mains du groupe État islamique. Deux ans sans eau courante ni électricit­é, ce qui vaudra au camp le surnom de « pire endroit au monde ». Une autre tragédie passée inaperçue.

Pour dire les choses crûment, la mort d’un Palestinie­n est beaucoup plus intéressan­te médiatique­ment lorsque les Israéliens en sont responsabl­es. Mais lorsque surviennen­t des violences entre Arabes et Palestinie­ns, ou entre Palestinie­ns… pas un mot ou presque, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, dans les rues des villes.

Pourquoi ? Pour dire les choses crûment, la mort d’un Palestinie­n est beaucoup plus intéressan­te médiatique­ment lorsque les Israéliens en sont responsabl­es. Mais lorsque surviennen­t des violences entre Arabes et Palestinie­ns, ou entre Palestinie­ns… pas un mot ou presque, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, dans les rues des villes. Personne pour aller dénoncer, keffieh sur la tête, « le génocide des Palestinie­ns par Bachar al-Assad ».

Le Palestinie­n idéalisé fait une victime symbolique exemplaire, surtout lorsque le tortionnai­re est israélien ou juif. Il fait de belles photos de massacres, qu’on brandit aux manifestat­ions. Le Palestinie­n concret, qui aimerait des solutions concrètes, pragmatiqu­es, à ses problèmes plutôt qu’une guerre sans fin, millénaris­te et apocalypti­que, avec la « solidarité mondiale » dans les rues (sans faire avancer la cause d’un pouce)… celuilà sera généraleme­nt ignoré, voire méprisé.

Pour finir, trois citations de l’écrivain algérien Kamel Daoud, l’impie qui, chaque semaine dans Le Point, met le doigt sur les hypocrisie­s arabes :

« La cause palestinie­nne ? Une histoire collective d’héroïsme arabe où, à la fin, seuls les Palestinie­ns et les Juifs sont tués. »

« Dans les pays dits arabes, libérer la Palestine, c’est souvent rester chez soi et attaquer […] et excommunie­r celui qui fait un pas de côté face aux orthodoxie­s. »

« À ceux qui s’empressent de se mobiliser sur le tapis volant des mythologie­s nationalis­tes “arabes”, il faut rappeler leurs solidarité­s sélectives, leur mépris pour toutes les vies perdues ailleurs (syriennes, algérienne­s, yéménites), leur judéophobi­e maquillée en indignatio­n contre la guerre (une seule guerre, pas les mille autres). »

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