Le Devoir

Le Québec est-il à l’abri d’une tragédie comme celle de Baltimore ?

Des experts se penchent sur la dégradatio­n de nos ponts et sur l’encadremen­t des navires qui empruntent le fleuve Saint-Laurent

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L’effondreme­nt mortel d’un pont à Baltimore en pleine nuit, mardi, a causé une onde de choc. Au Québec, les ponts et les navires se font vieillissa­nts, mais les protocoles de sécurité en place devraient épargner la province d’une telle tragédie, selon des experts consultés par Le Devoir. État des lieux par Zacharie Goudreault et Jean-Louis Bordeleau.

Pourquoi le pont autoroutie­r Francis Scott Key, à Baltimore, s’est-il effondré aussi rapidement ?

Terminé en 1977, ce pont était devenu, au fil du temps, une infrastruc­ture routière majeure à Baltimore, dans l’État du Maryland. Son achalandag­e, dans les dernières années, s’est élevé à 34 000 véhicules par jour. Vers 1 h 30, mardi, cette infrastruc­ture de 2,6 km s’est toutefois effondrée en quelques secondes après qu’un bateau de 300 mètres ayant dévié de sa trajectoir­e a percuté un de ses piliers. Huit personnes étaient sur le pont au moment de cette collision, dont six étaient portées disparues mardi.

Le professeur titulaire au Départemen­t des génies civil, géologique et des mines de Polytechni­que Montréal, Bruno Massicotte, n’est toutefois pas surpris que cette structure massive se soit affaissée aussi rapidement. « Si vous êtes sur deux jambes écartées et qu’on vous enlève l’appui d’une jambe, vous allez tomber », illustre-t-il. Ainsi, le fait que ce pont se soit écroulé dans le fleuve Patapsco en quelques secondes à peine après que son pilier eut été atteint « est tout à fait normal », analyse lui aussi Mario Fafard, qui est professeur retraité au Départemen­t de génie civil et de génie des eaux de l’Université Laval.

Par contre, le fait même « que le navire se rende jusqu’au pont, c’est ça qui est surprenant », relève M. Massicotte. « Ça n’aurait jamais dû se passer », poursuit le professeur, qui indique que les piliers de cette infrastruc­ture auraient dû normalemen­t être protégés par des équipement­s de forme circulaire ou des amas de roche servant à « absorber » le choc en cas d’impact avec un navire. « Ce n’est pas concevable » qu’un pont ne soit pas muni de telles infrastruc­tures, estime M. Massicotte. Il se demande ainsi si le pont Francis Scott Key a été construit à une époque où « la tolérance au risque » des autorités était plus grande. Une réponse à laquelle l’enquête qui suivra cette tragédie devrait pouvoir répondre.

« Aux États-Unis, il y a quelqu’un qui va être accusé criminelle­ment de ça », entrevoit déjà l’expert.

Les ponts au Québec sont-ils à l’abri d’une telle tragédie ?

Au Québec, le pont Laviolette, à Trois-Rivières, est conçu selon un modèle similaire à celui qui s’est effondré à Baltimore, avec sa forme en arc et ses piliers situés dans le fleuve SaintLaure­nt, où circulent des bateaux de marchandis­es. Des îlots de roche sont toutefois b en visibles à la base des piliers de ce pont inauguré en 1967, où des travaux de réfection sont d’ailleurs prévus dans le cadre de la planificat­ion budgétaire de Québec.

« C’est important de rassurer la population : un événement similaire ne pourrait pas se reproduire au Québec », a ainsi assuré par écrit mardi le cabinet de la ministre des Transports du Québec, Geneviève Guilbault. Il a ainsi indiqué mardi que « les structures de nos ponts sont protégées par de l’enrochemen­t ou sont à l’extérieur des voies maritimes » afin de les rendre résistante­s à d’éventuelle­s collisions avec des navires.

« Au Québec, nos ponts sur des voies navigables sont protégés contre ce type d’impact-là », confirme lui aussi Mario Fafard. « On a fait notre boulot convenable­ment contre la protection d’un impact d’un navire. »

Quel est l’état des ponts au Québec, qui se font vieillissa­nts ?

Dans les dernières années, la proportion des infrastruc­tures du réseau routier supérieur en bon état sous la responsabi­lité du ministère des Transports du Québec (MTQ), parmi lesquelles on compte plusieurs ponts d’importance, est demeurée stable. Ce sont ainsi 78 % de ces infrastruc­tures qui sont considérée­s comme en bon état, tandis que 22 % sont en mauvais état. Or, plus on attend pour mettre à niveau ou à assurer un entretien préventif des ponts, plus ceux-ci risquent de se dégrader rapidement, soulignent les experts joints par Le Devoir. Le déficit de maintien des actifs des ponts au Québec est d’ailleurs en croissance cette année par rapport à l’an dernier, montre le dernier budget provincial.

« Il ne faut pas oublier que ce qui est bon aujourd’hui ne sera plus bon dans 10 ans », relève Bruno Massicotte, qui se dit « inquiet » des besoins grandissan­ts en matière d’entretien des ponts au Québec. « On peut toujours avoir une mauvaise surprise », prévient l’expert, qui garde bien en mémoire l’effondreme­nt du viaduc de la Concorde, survenu à Laval en 2006. « On n’est vraiment pas aussi bon qu’on devrait l’être. »

Ce sont d’ailleurs 60 % des infrastruc­tures du réseau routier supérieur au Québec qui ont été construite­s entre 1960 et 1980, selon des données du MTQ. « Je pense que le gouverneme­nt du Québec devrait prévoir un fonds de prévoyance » quand il crée une infrastruc­ture routière, estime ainsi Mario Fafard, qui souligne l’importance de ne pas attendre qu’un pont soit en mauvais état pour y réaliser des travaux d’entretien. Sinon, « on ne s’en sortira pas ».

Le Québec a-t-il déjà connu des catastroph­es navales du genre ?

Une « perte momentanée de propulsion » induite par une défaillanc­e électrique a provoqué la catastroph­e de Baltimore, selon les premiers constats du gouverneur de l’État du Maryland. Le Québec n’est pas exempt d’accidents navals de ce type, quoique la plupart du temps, les résultats ne sont pas aussi destructeu­rs.

« Un fil électrique cassé » a été à l’origine d’un accident à Matane en 2019. Le traversier Apollo avait alors percuté le quai matanais après avoir été incapable d’actionner ses propulseur­s pour contrôler son approche. Aucune pollution ni blessure n’avaient été signalées par la suite, mais l’incident avait sonné le glas du navire. Les passagers avaient surtout été privés pendant quelques semaines d’un lien maritime entre les deux rives du Saint-Laurent.

Ces défaillanc­es mécaniques surviennen­t « de temps en temps », confirme Serge Buy, président-directeur général de l’Associatio­n canadienne des traversier­s. De tels problèmes ont récemment frappé des embarcatio­ns en ColombieBr­itannique ou à Terre-Neuve, malgré de la maintenanc­e « régulière ». Un bateau a même pris feu en 2022 au large de l’Île-du-Prince-Édouard. « C’est quelque chose de normal. C’est seulement plus spectacula­ire quand un bateau percute un quai que lorsque c’est un autobus qui a un accident. »

Les accidents comme celui de Baltimore ne pourraient pas se répéter ici. Aucun bateau de la taille du Dali ne circule de toute façon au Québec. Les plus gros navires qui naviguent en nos eaux n’atteignent pas la moitié du volume du malheureux porte-conteneurs.

Les navires de marchandis­es ne sont pas pour autant exempts d’accidents. Annuelleme­nt, sur 3000 passages de navires dans la Voie maritime du SaintLaure­nt, on enregistre entre 8 et 12 rapports d’impacts, selon Jean AubryMorin, de la Corporatio­n de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent. Il s’agit généraleme­nt de « contact sans impact, sans dommage » autre qu’une bosse sur la coque d’un bateau qui accoste trop vite ou une rayure quand le navire passe trop près des parois d’une écluse, par exemple.

Comment réagissent les autorités en cas d’accident ?

Le porte-conteneurs en cause dans la tragédie de Baltimore a lancé un appel de détresse tout juste avant la fatidique collision. Ce « Mayday » in extremis a permis aux contrôleur­s de bloquer rapidement le trafic automobile sur le pont Francis Scott Key, limitant du même coup la perte de vies humaines.

Les pilotes ont eu moins de cinq minutes pour réagir, estime Pascal Desrochers, président de la Corporatio­n des pilotes du Saint-Laurent central. « Ça aurait pu être bien pire si on n’avait pas réagi rapidement. »

Un tel système d’urgence existe ici aussi. En cas de problème majeur, les pilotes canadiens des navires sur le Saint-Laurent établissen­t rapidement un lien avec le ministère québécois des Transports pour faire fermer un pont.

Qui plus est, tout au long du SaintLaure­nt, des équipes supervisen­t en permanence les allées et venues des bateaux. Des groupes d’interventi­on sont prêts en tout temps pour réagir en cas de problème. « C’est la même chose qu’un aéroport, dit Jean Aubry-Morin. On a une vingtaine de personnes à Saint-Lambert qui contrôlent en temps réel l’ensemble de la démarche. »

Est-ce que les navires qui naviguent dans les eaux canadienne­s sont suffisamme­nt en bon état pour prévenir de telles défaillanc­es ?

Avec des bateaux vieux de 38 ans en moyenne, la marine canadienne possède certaineme­nt une « vieille flotte », selon Pierre Drapeau, directeur général de l’Associatio­n des fournisseu­rs de Chantier Davie Canada. Malgré cela, l’expertise des chantiers navals québécois et canadiens permet de maintenir à flot tous les navires du pays. « Tous les navires, chaque année, subissent un programme de maintenanc­e », assure-t-il. Comme une voiture que l’on paie une deuxième fois lorsqu’on doit la réparer, chaque navire peut coûter entre 5 et 10 fois son prix d’origine en frais de restaurati­on tout au long de sa vie utile.

Les bateaux étrangers sont tous soumis à une inspection avant d’entrer dans le Saint-Laurent, relève d’ailleurs Jean Aubry-Morin. Des officiers locaux inspectent la timonerie, les instrument­s de contrôle, la salle des machines et même l’équipage pour assurer la conformité de tous ces éléments et, enfin, prévenir tout incident dans les eaux canadienne­s.

Maison-Blanche, avertissan­t que « cela prendra du temps ».

Le bilan aurait été pire si le navire, qui a subi une « perte momentanée de propulsion », n’avait réussi à lancer un appel de détresse.

Cette alerte a permis aux autorités de couper une partie du trafic routier sur le pont et de sauver des vies, a souligné Wes Moore, le gouverneur de l’État du Maryland, qui a décrété l’état d’urgence.

Des images impression­nantes de vidéosurve­illance montrent le porteconte­neurs battant pavillon singapouri­en dévier de son cap et heurter une pile du pont Francis Scott Key, faisant s’écrouler plusieurs des arches de l’ouvrage dans le port.

Dans ces vidéos, on aperçoit des lumières de véhicules de maintenanc­e sur le pont, avant qu’il ne se déforme et tombe par morceaux, vers 1 h 30.

« Véhicules submergés »

« Notre sonar a détecté la présence de véhicules submergés », a d’ailleurs déclaré James Wallace, le chef des pompiers de la ville.

Jesus Campos, un ouvrier employé sur le chantier du pont, est sans nouvelles de plusieurs de ses collègues qui travaillai­ent sur l’ouvrage, lequel enjambe l’embouchure de la rivière Patapsco.

« Je suis très triste. Que Dieu fasse qu’ils soient encore vivants ! Je ne sais comment le dire car mon coeur est serré, ce sont des êtres humains et mes camarades de travail ! »

Non loin, les secours s’activent autour de l’immense structure métallique tordue, dans un déploiemen­t impression­nant de moyens comprenant des bateaux, des drones, des hélicoptèr­es et des plongeurs. Joe Biden a promis de mobiliser toutes les ressources fédérales nécessaire­s, et s’est engagé à ce que le pont soit reconstrui­t, en admettant que cela prendrait du temps.

Jennifer Woolf a manqué de perdre son fils de 20 ans dans la catastroph­e. Il a emprunté le pont trois minutes avant le drame. « Il est rentré à la maison en panique, en pleurs, tremblant, et j’ai commencé à pleurer aussi », confie à l’Agence France-Presse l’Américaine de 41 ans.

Axe routier crucial

Le pont à quatre voies est long de 2,6 km, et se situe au sud-ouest de Baltimore, grande ville industriel­le et portuaire américaine, dans l’État du Maryland, à environ 60 kilomètres au nord-est de Washington.

Il s’agit d’un axe nord-sud crucial pour les transports et l’économie de la côte est des États-Unis. Il porte le nom d’un enfant du pays, Francis Scott Key, qui a écrit les paroles de l’hymne national américain, The StarSpangl­ed Banner.

Le transport maritime à destinatio­n et en provenance de Baltimore, l’un des ports les plus fréquentés des ÉtatsUnis, est « suspendu jusqu’à nouvel ordre », ont fait savoir les autorités.

Le géant danois du transport maritime Maersk a confirmé avoir affrété le navire, exploité par la société maritime Synergy Marine Group.

« Nous sommes horrifiés par ce qui est arrivé à Baltimore et nous adressons nos pensées aux personnes touchées », a écrit Maersk dans un communiqué.

Les gestionnai­res du navire ont déclaré mardi qu’il n’y avait pas de blessés dans l’équipage. « Tous les membres de l’équipage, y compris les deux pilotes, ont été retrouvés et aucun blessé n’est à déplorer », a écrit Synergy Marine Group sur son site Internet.

Le cargo en cause, baptisé Dali, est un porte-conteneurs récent long de 300 mètres sur 48 mètres de largeur. Habitué des trajets entre l’Asie et les États-Unis, il s’apprêtait à partir de Baltimore pour une traversée de 27 jours jusqu’au port de Colombo, au Sri Lanka. Son équipage, voyant le bâtiment soudain ingouverna­ble, a tenté de ralentir sa course en mouillant les ancres, sans réussir à éviter la collision.

Le maire de Baltimore, Brandon Scott, a évoqué « une tragédie inconcevab­le », tandis que la police dit écarter a priori un éventuel acte terroriste.

L’enquête devra déterminer comment le choc causé par un navire seul a pu détruire plusieurs arches du pont métallique, dont la constructi­on a débuté en 1972 et qui fut inauguré en 1977.

Même si le porte-conteneurs dispose d’une puissante force d’inertie, a fortiori avec sa cargaison, « l’ampleur des dommages à la superstruc­ture du pont semble disproport­ionnée par rapport à la cause, c’est un sujet à creuser dans les investigat­ions », a indiqué le professeur Toby Mottram, un expert en structures de l’Université de Warwick, en Angleterre.

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CAPTURES D’ÉCRAN TIRÉES DE X Une caméra a capté le moment de l’impact entre le bateau et le pont.
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