Le Devoir

Du confort de l’IA pour la vie de l’esprit

- Philippe Girard L’auteur est diplômé d’une maîtrise en philosophi­e et candidat pour le troisième cycle, chercheur et écrivain indépendan­t. Il habite à Saint-Hyacinthe.

Ce qui m’étonne le plus dans notre rapport à l’intelligen­ce artificiel­le (IA) générative n’est pas que nous soyons capables de développer une technologi­e aussi puissante, qui surpasse encore une fois des facultés que nous croyions le propre de l’humain, mais bien plutôt que tant de nous s’y intéresson­s et l’utilisons sans trop nous interroger. Je veux dire que la plupart d’entre nous constatent ce que nos capacités et nos réflexions d’examen critique deviennent sans ressentir une honte, sans voir une fierté blessée, sans avoir l’orgueil piqué, bref, sans voir aucun problème à ce que nous utilisions l’IA en remerciant la science de nous faciliter ce qui demeurait encore pour certains une trop lourde tâche : penser par euxmêmes, par leurs propres capacités.

Car voilà ce que la plupart semblent aimer, la « facilité » qu’elle nous offre dans le domaine de la pensée, si l’on peut encore appeler « penser » l’utilisatio­n d’un tel outil, appréciant aussi le simple procédé de ce qui demandait avant sa conception un travail de jugement, un exercice critique, réflexif, un parcours de connaissan­ces mémorisées, des efforts d’introspect­ion, du temps d’étude, des exercices répétés et variés.

En d’autres mots, je m’étonne de voir à nouveau comment la plupart d’entre nous troquent le plaisir de l’effort à l’ennui de la facilité. La plupart se contentero­nt alors de vérifier après coup des réponses avec d’autres résultats fournis par un tiers ou une technique, et puis décideront de répondre sans raisonner, sans utiliser leurs propres recherches et déductions, mais avec une constructi­on de preuves bien extérieure aux schémas qu’ils auraient pu eux-mêmes concevoir, avec leurs acquis, avec leurs expérience­s.

Cet effort de la pensée ne sera plus qu’une forme bien vidée, une plate méthode d’assemblage ; à défaut d’avoir su créer une technologi­e qui puisse recréer la pensée, la pensée de l’utilisateu­r n’apparaît-elle pas comme une simulation du processus de computatio­n ? Seriez-vous prêt à dire que penser, c’est calculer ? Je ne crois pas. Remplacer le long et difficile travail de délibérati­on à partir de ses propres sens, de ses propres perception­s et de ses propres analyses des preuves n’ouvre-t-il pas la porte à une croyance bien naïve envers une technique simulatric­e que l’on copie soi-même ? Ne croirons-nous pas avoir pensé alors que nous n’aurons fait qu’assembler un résultat comme des blocs encore opaques ?

Je ne vois aucun « homme augmenté » dans l’utilisatio­n de l’IA générative, mais plutôt le contraire, l’homme moyen, un homme aux capacités suffisante­s, aux capacités utilitaire­s, à celles qui ne demandent qu’une fonction simple, mais sans plus. Ne serait-ce pas comme un nivellemen­t vers un juste milieu facile à atteindre par tous, par les plus désavantag­és comme les plus intrépides ? Un juste milieu qui, rappelant Nietzsche, est le noble concept de la médiocrité.

« Penser, c’est peser »

« Penser, c’est peser », disait Alain. Penser, ce n’est pas seulement calculer, assembler, schématise­r, catégorise­r naïvement et puis rendre un résultat prémâché par la solution d’un algorithme. Penser, c’est peser la valeur d’une informatio­n plutôt qu’une autre, c’est retirer une compréhens­ion par la connaissan­ce théorique et pratique des faits que nous voulons mesurer et évaluer, c’est saisir sur le vif un fait et le renverser de tous côtés, le replacer dans un schéma obscur (beaucoup plus obscure que les niveaux d’apprentiss­age des machines d’apprentiss­age), obscur puisqu’il tire son effort non seulement du travail neuronal, mais surtout du corps, du corps sensible, de l’action de l’individu dans son milieu, dans un environnem­ent changeant.

Penser, c’est peser par rapport à tout son corps et son passé, le passé du corps et des perception­s, la mémoire surtout, qui contient toutes les lectures que nous avons faites, tout le travail de raisonneme­nt que nous avons accompli, tous les exercices qui nous auront permis d’avoir des réflexes bien affûtés, et toutes nos émotions qui sont engagées dans le processus d’évaluation, car viennent les valeurs. La pensée est chaude, bouillante, contrairem­ent au calcul de l’IA générative qui laisse en plan toute valeur, ne « comprend » rien, ne saisit rien, et laisse froid le résultat.

Penser est difficile et demeure un travail constant. C’est comme si cela devenait trop lourd aujourd’hui. Finalement, cela m’étonne-t-il vraiment ? On s’en lasse… On ne veut pas trop forcer, on n’est plus habitués et, quand on force, on veut se récompense­r immédiatem­ent. Notre corps force de moins en moins et tout devient confortabl­e, sans trop de risques.

« Ne pourrions-nous pas avoir un grand confort dans notre manière de penser, comme le confort dans notre vie ? » C’est cela que nous semblons demander, alors nous innovons pour rendre confortabl­e notre vie de l’esprit. Ah ! Esprit, quel drôle de mot aujourd’hui ! Cette vie de l’esprit, nous la réduisons à des schémas et nous la donnons à des calculatri­ces.

Parfait ! Nous n’avons qu’à entrer quelques mots dont les définition­s et les concepts nous échappent de plus en plus, et puis nous contre-vérifions avec d’autres instructio­ns par la suite ; si tout marche, ça fonctionne, ça se tient, on ne sait pas trop comment. On répond, et c’est tout froid, car il n’y a pas de pensée, pas de pesée, pas de chaleur, pas de valeur.

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