Le Devoir

L’amitié refuge au Happy Bunker

- SALOMÉ CORBO Comédienne, improvisat­rice et autrice, Salomé Corbo est aussi citoyenne du mieux qu’elle peut.

Le vendredi 22 mars dernier, on apprenait qu’une salle de concert de la banlieue de Moscou était devenue le théâtre d’un attentat terroriste. Ce même jour, la section Souvenirs de Facebook me proposait de partager de nouveau une photo d’un plat de pâtes carbonara publiée par un ami en 2016, et sur laquelle mon nom était « tagué ». Je n’avais pas besoin de Meta pour me rappeler précisémen­t l’anniversai­re de ce carbonara tant son odeur et ses saveurs sont encore très présentes dans mon esprit et mon coeur, et elles le resteront probableme­nt toujours.

Quel lien entre mon plat de pâtes préféré et Moscou ? Un attentat, justement.

Au moment où ces lignes étaient écrites, le bilan de l’attentat de Moscou faisait état de 139 morts, ce qui fait de ce sordide événement l’un des plus meurtriers commis en sol européen et en Russie revendiqué­s par le groupe djihadiste État islamiste. Les quatre assaillant­s présumés ont été placés en détention provisoire avant leur procès. Même si le président Vladimir Poutine semble vouloir relier cet acte mortifère à l’Ukraine, tout porte à croire que les terroriste­s viennent d’Asie centrale.

Cette tragédie remet la menace terroriste à l’ordre du jour partout en Europe. On perçoit l’inquiétude de nombre de ses dirigeants, particuliè­rement chez Emmanuel Macron, à moins de quatre mois de la tenue des Jeux olympiques à Paris. J’en ai ressenti les secousses jusqu’à Montréal. J’ai raconté mon histoire plusieurs fois et sur différente­s tribunes, mais en résumé, j’ai survécu aux attentats suicides survenus le 22 mars 2016 à l’aéroport de Zaventem, en Belgique.

Lors d’un événement tragique comme celui-là, c’est la Croix-Rouge internatio­nale qui prend en charge les survivants. Dans ce cas-ci, la plupart des gens étaient étrangers et se trouvaient dans le hall de l’aérogare pour prendre un avion qui les ramènerait chez eux. C’était mon cas, je terminais une tournée et j’avais hâte de retrouver mon amoureux et mes enfants. Après de longues heures d’attente, je me suis retrouvée dans un garage d’avion où le personnel de la Croix-Rouge nous attendait. J’ignore les tenants et aboutissan­ts exacts de la procédure, mais nous devions donner nos noms et si nous le souhaition­s, nous pouvions quitter les lieux en signant une décharge. C’est ce que j’ai fait.

Parce que la vie est parfois bien faite, j’avais la chance inouïe d’être dans un pays où j’avais plein d’amis. Deux d’entre eux sont venus me récupérer dans une petite gare où les autobus nolisés pour l’occasion nous avaient déposés. Arrivée dans leur appartemen­t de Schaerbeek, un joli quartier résidentie­l de Bruxelles, j’ai pris un bain et mangé un peu.

J’ai doucement repris mes esprits. Je m’effondrais par intermitte­nce. Je ressentais à nouveau le souffle de la bombe sur mes jambes. Chaque fois, mes genoux lâchaient et je m’accroupiss­ais quelques secondes, puis je me relevais.

L’un de mes hôtes m’a lancé : « Dis, on n’appellerai­t pas des amis pour manger tous ensemble et savourer la chance qu’on a d’être en vie ? » J’ai trouvé l’idée absolument pertinente et réjouissan­te. En fin d’après-midi, les amis ont commencé à arriver, avec quelques victuaille­s et quelques bières (j’étais en Belgique après tout). Nous nous sommes retrouvés 14 vieux copains et une petite puce d’environ 2 ans, bouleversé­s, ébranlés, consternés, mais surtout soudés.

Vite la décision fut prise que nous mangerions un carbonara. Il a fallu que certains ressortent faire quelques courses. Pendant qu’ils étaient partis à la chasse aux lardons et aux spaghettis, d’inquiétant­es sirènes se sont mises à retentir partout dans le quartier. À leur retour, bien que soulagés de les voir rentrer, on a continué de faire le guet au balcon pour tenter de comprendre la soudaine agitation qui avait pris les rues avoisinant­es. Des véhicules de la police et de l’armée sillonnaie­nt le quadrilatè­re, un hélicoptèr­e effectuait des circonvolu­tions au-dessus du pâté de maisons. En lisant les nouvelles sur les réseaux sociaux — en ce temps-là, où y trouvait encore de l’informatio­n de qualité —, nous avons appris que la planque des terroriste­s était à quelques pas de nous. Le quartier serait donc bouclé pour quelques heures.

Une de mes amies s’est alors écriée : « Vive le Happy Bunker ! » Elle venait ainsi de baptiser l’appartemen­t de nos amis. Il serait notre Joyeux Refuge (traduction libre) pour le reste de la soirée.

Jamais je n’oublierai l’atmosphère de ce lieu, où la tristesse et la désolation ont côtoyé la joie profonde d’être ensemble et de pouvoir veiller les uns sur les autres.

L’amitié est l’un des plus merveilleu­x cadeaux que la vie peut nous faire. Il n’y aura jamais un mot assez fort pour décrire la chance que j’ai eue, ce soir-là, d’être aussi bien entourée. À mes amis qui ont cuisiné le fameux carbonara et la douce mousse au chocolat, à celles qui ont pris en charge les démarches avec le consulat, à ceux qui faisaient des blagues ou riaient des miennes, à ceux qui m’ont offert de me conduire jusqu’à Paris le lendemain pour que je prenne un vol vers Montréal : à tous ces gens, je dis merci d’être dans ma vie.

En soulignant donc le huitième anniversai­re de cet événement troublant, je ne peux que souhaiter que les survivants des attentats de Moscou aient eux aussi la chance d’avoir des amis qui veillent sur eux. Des amis qui, en déposant doucement une main sur leur dos, les soulageron­t quelques instants du poids de la douleur et de la peur.

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