Le musée imaginaire des CA
Cette série s’intéresse aux conseils d’administration des sociétés d’État de la culture au Québec. Deuxième angle : leur rôle.
Àquoi servent les conseils d’administration des sociétés d’État culturelles au Québec ? En tout cas, certainement pas à comprendre ce qui se passe sur le plancher des vaches au sein des établissements et des milieux qu’ils dirigent, répond le professeur Yves Bergeron en se servant de l’exemple des musées, qu’il étudie depuis des décennies.
« C’est un petit peu occulte, les conseils d’administration », dit le titulaire de la Chaire de recherche sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM. « Dans le secteur que je connais, celui des musées, le personnel de la base est toujours coupé de ce sommet. Totalement. C’est très opaque, un CA. »
Il explique que cette instance supérieure tourne généralement autour des directeurs généraux (d.g.), membres d’office d’un CA, point à la ligne. « Les d.g. font généralement tout pour que les autres membres ne sachent rien de ce qui se passe sur le plancher. Partout où j’ai eu à documenter des cas, les directions générales ont toujours tout fait pour que les membres des CA n’apprennent rien en se documentant auprès des employés. »
Le professeur cite des exemples où les administrateurs sont pris en charge dès leur arrivée dans l’établissement sur lequel ils veillent. « Parfois, on va chercher à l’aéroport les administrateurs arrivant de l’extérieur de la ville du musée. Leur agenda est booké du matin au soir. S’ils vont visiter les salles pendant une pause, ce qui est tout à fait bien, on s’arrange pour les accompagner au cas où ils discuteraient avec un employé. »
La crise du tournant de la décennie autour de la direction contestée de Nathalie Bondil au Musée des beauxarts de Montréal (MBAM) cadre avec cette règle générale de la coupure entre la base et le sommet. Cet établissement conserve son statut privé et n’est pas une société d’État, bien qu’il soit financé en bonne partie par ce dernier. Le gouvernement du Québec nomme d’ailleurs neuf de ses 21 administrateurs.
« Les choses se sont accélérées quand les membres du CA ont commencé à rencontrer les professionnels. Ce qui prouve bien l’importance pour les gens administrant des êtres et des choses de les connaître », fait remarquer Yves Bergeron. Après la crise, la structure de gouvernance du MBAM a été revue pour faire en sorte que le comité exécutif au sein du CA ne prenne plus toutes les décisions importantes en catimini.
Un modèle « made in USA »
Le professeur Bergeron note aussi que les CA des musées prennent soin de recevoir des membres affiliés aux différents grands partis politiques pour être certains de toujours avoir des antennes au gouvernement. « On cherche des leaders pour que les gens de pouvoir suivent et soutiennent le musée. Sur le fond, il n’y a pas de problème, et ça se tient. Sauf que c’est toujours le même monde et que d’autres n’ont pas voix au chapitre. »
La constitution des collections présente un cas topique. Le Canada comme le Québec ont adopté le modèle américain, qui laisse les collectionneurs privés enrichir les voûtes muséales par leurs dons en échange de crédits d’impôt. Les achats par les conservateurs ne comptent que pour une très petite portion de ce jeu.
Les musées peuvent donc être tentés de multiplier les alliances avec de grands collectionneurs membres des CA, qui sauraient eux-mêmes tirer avantage de leurs positions, ne serait-ce qu’en connaissant la programmation développée sur plusieurs années. « Ils reçoivent de manière privilégiée des informations sensibles », dit le professeur Bergeron. « Les collectionneurs choisissent en fonction de leurs goûts ou du marché. Les plus stratégiques peuvent collectionner des oeuvres en étant sûrs qu’elles vont intéresser les musées. »
Au MBAM, le pavillon historique porte depuis 2012 le nom de Michal Hornstein (et de sa femme Renata), philanthrope, grand donateur du musée montréalais et longtemps membre de son CA. Au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), le pavillon Lassonde honore l’homme d’affaires Pierre Lassonde, qui a financé en partie sa construction au moment où il en présidait le CA. Comme grand collectionneur de Riopelle, M. Lassonde a aussi été très actif pour faire réaliser le nouvel Espace Riopelle en construction au MNBAQ. Il a également défendu bec et ongles la rétrospective du centenaire organisée au Musée des beauxarts du Canada face aux critiques diversitaires regrettant l’éternel retour dans les salles d’un homme blanc de la modernité artistique.
Les préoccupations des membres des CA — ou de leurs classes de gens diplômés en administration ou en droit qui sont assez fortunés pour assouvir leurs passions artistiques — peuvent a contrario laisser en plan d’autres perspectives sur le musée comme institution socioculturelle. La surreprésentation des gens d’affaires et des professionnels de la gestion est d’ailleurs la norme dans toutes les sociétés d’État culturelles au Québec.
Le Conseil international des musées a adopté en 2022 une définition du musée qui le présente comme « une institution à but non lucratif et au service de la société, […] ouverte au public, accessible et inclusive, qui encourage la diversité et la durabilité ».
« D’autres voix de la société et des communautés ne sont pas entendues au CA de nos grands établissements muséaux », conclut le titulaire de la Chaire de recherche sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM. « Qui, par exemple, se préoccupe constamment des prix d’entrée ? Faire de la place à d’autres perspectives pourrait aussi avoir des impacts sur la programmation, les partenariats… »
À Québec, le CA du MNBAQ est dirigé par Christiane Germain, du groupe hôtelier Germain ; elle a refusé notre demande d’entrevue. Le CA du Musée d’art contemporain de Montréal (MACM) est piloté par Claudie Imbleau-Chagnon, avocate associée du cabinet Blakes. Elle-même a eu cette réponse laconique à notre demande de la rencontrer : « Nous partageons avec vous la conviction que notre musée sert l’intérêt public lorsque sa structure de gouvernance reflète la diversité de notre société. »
Le MACM doit même se demander si la surreprésentation de gens issus du même moule à son CA le sert tant que ça. À Québec, le MNBAQ a récolté plus de 22 millions de dollars lors de sa campagne de financement en soutien à la construction du pavillon Lassonde, un projet d’une centaine de millions — et la moitié a été fournie par M. Lassonde lui-même. Le MBAM espère tirer moitié moins (11,5 millions de dollars) en passant le chapeau dans la grande région de Montréal, plusieurs fois plus riche et populeuse que celle de Québec, pour un chantier de reconstruction de 116,5 millions…