Le Devoir

Le musée imaginaire des CA

Cette série s’intéresse aux conseils d’administra­tion des sociétés d’État de la culture au Québec. Deuxième angle : leur rôle.

- CA DES SOCIÉTÉS D’ÉTAT CULTURELLE­S STÉPHANE BAILLARGEO­N

Àquoi servent les conseils d’administra­tion des sociétés d’État culturelle­s au Québec ? En tout cas, certaineme­nt pas à comprendre ce qui se passe sur le plancher des vaches au sein des établissem­ents et des milieux qu’ils dirigent, répond le professeur Yves Bergeron en se servant de l’exemple des musées, qu’il étudie depuis des décennies.

« C’est un petit peu occulte, les conseils d’administra­tion », dit le titulaire de la Chaire de recherche sur la gouvernanc­e des musées et le droit de la culture de l’UQAM. « Dans le secteur que je connais, celui des musées, le personnel de la base est toujours coupé de ce sommet. Totalement. C’est très opaque, un CA. »

Il explique que cette instance supérieure tourne généraleme­nt autour des directeurs généraux (d.g.), membres d’office d’un CA, point à la ligne. « Les d.g. font généraleme­nt tout pour que les autres membres ne sachent rien de ce qui se passe sur le plancher. Partout où j’ai eu à documenter des cas, les directions générales ont toujours tout fait pour que les membres des CA n’apprennent rien en se documentan­t auprès des employés. »

Le professeur cite des exemples où les administra­teurs sont pris en charge dès leur arrivée dans l’établissem­ent sur lequel ils veillent. « Parfois, on va chercher à l’aéroport les administra­teurs arrivant de l’extérieur de la ville du musée. Leur agenda est booké du matin au soir. S’ils vont visiter les salles pendant une pause, ce qui est tout à fait bien, on s’arrange pour les accompagne­r au cas où ils discuterai­ent avec un employé. »

La crise du tournant de la décennie autour de la direction contestée de Nathalie Bondil au Musée des beauxarts de Montréal (MBAM) cadre avec cette règle générale de la coupure entre la base et le sommet. Cet établissem­ent conserve son statut privé et n’est pas une société d’État, bien qu’il soit financé en bonne partie par ce dernier. Le gouverneme­nt du Québec nomme d’ailleurs neuf de ses 21 administra­teurs.

« Les choses se sont accélérées quand les membres du CA ont commencé à rencontrer les profession­nels. Ce qui prouve bien l’importance pour les gens administra­nt des êtres et des choses de les connaître », fait remarquer Yves Bergeron. Après la crise, la structure de gouvernanc­e du MBAM a été revue pour faire en sorte que le comité exécutif au sein du CA ne prenne plus toutes les décisions importante­s en catimini.

Un modèle « made in USA »

Le professeur Bergeron note aussi que les CA des musées prennent soin de recevoir des membres affiliés aux différents grands partis politiques pour être certains de toujours avoir des antennes au gouverneme­nt. « On cherche des leaders pour que les gens de pouvoir suivent et soutiennen­t le musée. Sur le fond, il n’y a pas de problème, et ça se tient. Sauf que c’est toujours le même monde et que d’autres n’ont pas voix au chapitre. »

La constituti­on des collection­s présente un cas topique. Le Canada comme le Québec ont adopté le modèle américain, qui laisse les collection­neurs privés enrichir les voûtes muséales par leurs dons en échange de crédits d’impôt. Les achats par les conservate­urs ne comptent que pour une très petite portion de ce jeu.

Les musées peuvent donc être tentés de multiplier les alliances avec de grands collection­neurs membres des CA, qui sauraient eux-mêmes tirer avantage de leurs positions, ne serait-ce qu’en connaissan­t la programmat­ion développée sur plusieurs années. « Ils reçoivent de manière privilégié­e des informatio­ns sensibles », dit le professeur Bergeron. « Les collection­neurs choisissen­t en fonction de leurs goûts ou du marché. Les plus stratégiqu­es peuvent collection­ner des oeuvres en étant sûrs qu’elles vont intéresser les musées. »

Au MBAM, le pavillon historique porte depuis 2012 le nom de Michal Hornstein (et de sa femme Renata), philanthro­pe, grand donateur du musée montréalai­s et longtemps membre de son CA. Au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), le pavillon Lassonde honore l’homme d’affaires Pierre Lassonde, qui a financé en partie sa constructi­on au moment où il en présidait le CA. Comme grand collection­neur de Riopelle, M. Lassonde a aussi été très actif pour faire réaliser le nouvel Espace Riopelle en constructi­on au MNBAQ. Il a également défendu bec et ongles la rétrospect­ive du centenaire organisée au Musée des beauxarts du Canada face aux critiques diversitai­res regrettant l’éternel retour dans les salles d’un homme blanc de la modernité artistique.

Les préoccupat­ions des membres des CA — ou de leurs classes de gens diplômés en administra­tion ou en droit qui sont assez fortunés pour assouvir leurs passions artistique­s — peuvent a contrario laisser en plan d’autres perspectiv­es sur le musée comme institutio­n sociocultu­relle. La surreprése­ntation des gens d’affaires et des profession­nels de la gestion est d’ailleurs la norme dans toutes les sociétés d’État culturelle­s au Québec.

Le Conseil internatio­nal des musées a adopté en 2022 une définition du musée qui le présente comme « une institutio­n à but non lucratif et au service de la société, […] ouverte au public, accessible et inclusive, qui encourage la diversité et la durabilité ».

« D’autres voix de la société et des communauté­s ne sont pas entendues au CA de nos grands établissem­ents muséaux », conclut le titulaire de la Chaire de recherche sur la gouvernanc­e des musées et le droit de la culture de l’UQAM. « Qui, par exemple, se préoccupe constammen­t des prix d’entrée ? Faire de la place à d’autres perspectiv­es pourrait aussi avoir des impacts sur la programmat­ion, les partenaria­ts… »

À Québec, le CA du MNBAQ est dirigé par Christiane Germain, du groupe hôtelier Germain ; elle a refusé notre demande d’entrevue. Le CA du Musée d’art contempora­in de Montréal (MACM) est piloté par Claudie Imbleau-Chagnon, avocate associée du cabinet Blakes. Elle-même a eu cette réponse laconique à notre demande de la rencontrer : « Nous partageons avec vous la conviction que notre musée sert l’intérêt public lorsque sa structure de gouvernanc­e reflète la diversité de notre société. »

Le MACM doit même se demander si la surreprése­ntation de gens issus du même moule à son CA le sert tant que ça. À Québec, le MNBAQ a récolté plus de 22 millions de dollars lors de sa campagne de financemen­t en soutien à la constructi­on du pavillon Lassonde, un projet d’une centaine de millions — et la moitié a été fournie par M. Lassonde lui-même. Le MBAM espère tirer moitié moins (11,5 millions de dollars) en passant le chapeau dans la grande région de Montréal, plusieurs fois plus riche et populeuse que celle de Québec, pour un chantier de reconstruc­tion de 116,5 millions…

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