La juste rogne des agriculteurs
Àl’échelle internationale, rassemblés autour de ce qu’il est tentant d’appeler un « printemps agricole », les agriculteurs font savoir qu’ils sont au bout du rouleau. Quittent leurs champs et entrent en ville avec leur tracteur. De la France à l’Inde, en passant par le Québec, toutes ces colères qui ont explosé ces derniers mois ont des ressorts nationaux propres et compliqués, en même temps qu’elles expriment, par coalition spontanée, un grand ras-le-bol aux évidents dénominateurs communs. C’est une convergence de ripostes sociales qui n’est pas sans faire écho à la déferlante internationale de manifestations, survenue fin 2019, lorsque les populations de l’Algérie, du Soudan, du Chili et de Haïti, pour ne mentionner qu’elles, descendaient dans la rue chacune de leur côté pour protester contre la surdité de leur gouvernement aux enjeux d’inégalités et de vie chère.
Dans le monde agricole, les griefs accumulés depuis longtemps à l’égard de décideurs durs de la feuille se conjuguent à l’angoisse des lendemains qui se compliquent avec le dérèglement climatique. Que sera l’été agricole au Québec après un hiver sans neige ?
Si, en Europe, les Français ont paru mener la charge, le mal-être s’est en fait exprimé à la grandeur du continent — en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Pologne, en Roumanie… Partout sont réunies les conditions d’une « tempête parfaite » où le surendettement a pris des proportions catastrophiques avec l’inflation et la hausse des taux d’intérêt. En Europe, le désarroi est aiguisé par les avantages accordés aux exportations de l’Ukraine en guerre. En France, où 18 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté, la goutte qui a fait déborder le vase fut une hausse de taxe sur le gazole, finalement annulée le mois dernier par le premier ministre Gabriel Attal en même temps qu’il a promis d’assouplir l’application des nouvelles normes agroécologiques votées à Bruxelles pour lutter contre le réchauffement climatique. Normes certes essentielles, mais jugées économiquement impossibles à appliquer par les petits et moyens exploitants dans un contexte où de plus en plus d’entre eux peinent à garder la tête hors de l’eau.
On n’épuisera pas ici toutes les complexités du problème, sauf pour ajouter que, selon des défenseurs de l’environnement, les changements apportés par Attal pour calmer les colères se trouvent in fine à avantager la grande monoculture industrielle et, à terme, à accélérer la disparition des fermes familiales. Elle reste à faire, n’est-ce pas, la démonstration que lucidité écologique et mondialisation capitaliste sont conciliables ?
Le dépit occidental recoupe celui des paysans indiens, qui ont marché sur Delhi en février à l’appel de 200 syndicats d’agriculteurs. Dénominateur commun : la revendication d’un revenu de base. En Inde, les deux tiers de la population de 1,4 milliard d’habitants dépendent toujours, directement ou indirectement, des revenus agricoles pour leur subsistance. Les agriculteurs, qui sont majoritairement pauvres, réclament depuis des années des prix minimums garantis pour leurs récoltes, ce à quoi s’oppose le premier ministre Narendra Modi, disciple obtus de la dérégulation des marchés — et un homme pour qui la « transition écologique » est le cadet des soucis.
Son modèle est évidemment celui des États-Unis, où le Farm Bill qu’a fait adopter le président Bill Clinton en 1996 a fini de déréglementer le marché agricole, annulant les politiques de protection des revenus qui existaient depuis le New Deal. Le cas du Wisconsin, grand producteur de fromage, est éloquent et représentatif : la moitié des 14 000 fermes laitières familiales ont disparu depuis dix ans. Certains de ses fermiers voudraient d’un mécanisme de gestion de l’offre comme au Canada, mais ça n’arrivera pas. La détresse est telle que, réalité peu connue, le taux de suicide est, comme en Inde, alarmant parmi les agriculteurs américains et français.
Tout cela résonne au Québec, où le ras-le-bol des agriculteurs est à son comble. « M. Legault, notre agriculture est au bord du gouffre ! » s’alarmaient cette semaine dans Le Devoir, à juste titre, des représentants du monde agricole, déplorant l’indolence du gouvernement — et par extension celle du monde urbain — face à la grave crise des revenus des agriculteurs. S’imposent pourtant la mise en place dans l’urgence de mesures d’aide et, au-delà, une réflexion profonde sur l’agriculture dont nous voulons collectivement. Les colères qui se manifestent à l’échelle internationale posent une question fondamentale : voulonsnous d’un monde rural comme milieu de vie à part entière, où peut se développer une agriculture plurielle et durable, ou de la terre comme simple instrument de marchandisation alimentaire — lire d’une économie où, par ailleurs, le gaspillage est banalisé ? Le monde agricole est comme une machine qui s’enraye : ici comme ailleurs, les politiques font l’autruche.