Le Devoir

La médecine familiale est un bateau qui coule

Nous assistons impuissant­s au naufrage et avons besoin d’un vrai virage. Y a-t-il un capitaine à bord ?

- Sylvie Dufresne L’autrice est médecin de famille depuis plus de 40 ans.

Il n’y a pas une journée qui passe sans que l’on répète sur toutes les tribunes que de trop nombreux Québécois n’ont pas accès à un médecin de famille. C’est effectivem­ent le cas, et c’est déplorable.

Pourtant, cette situation malheureus­e était prévisible depuis des décennies. Il y a eu des décisions politiques prises pour restreindr­e le nombre d’entrées en médecine. On ne peut pas non plus passer sous silence l’ère Barrette et son dénigremen­t des médecins de famille, qui a eu un effet catastroph­ique dont la conséquenc­e la plus visible est que, depuis dix ans maintenant, il y a, chaque année, des dizaines de postes en résidence de médecine de famille qui ne sont pas pourvus, les résidents préférant s’orienter vers une spécialité. Bilan des comptes : près de 600 médecins de famille potentiels de moins sur dix ans.

De plus, le vieillisse­ment des médecins suit la courbe démographi­que de l’ensemble de la population, une autre donnée qu’il aurait fallu prendre en compte en amont. Il manque actuelleme­nt plus de 1000 médecins au Québec sur un total d’environ 10 000 médecins de famille. Il faut entre six et sept ans d’université pour former un médecin de famille. À la lumière de ces données, il est clair qu’il sera impossible de résoudre le problème dans les prochaines années si on continue avec les mêmes prémisses.

Le bateau coule et on a l’impression que le capitaine et ses lieutenant­s en sont encore à l’écoper un verre à la fois tandis que des tonnes d’eau s’engouffren­t dans les cales. Le ministère de la Santé se doit d’agir rapidement et efficaceme­nt. Des réformes majeures s’imposent. Il faut revalorise­r la médecine familiale, cesser son dénigremen­t et, pour cela, il faut comprendre l’essence même du travail du médecin de famille.

Changer de paradigme

Le médecin de famille est là pour écouter les préoccupat­ions exprimées par son patient au sujet de sa santé physique et psychologi­que, comprendre le contexte dans lequel il vit, l’examiner, poser des diagnostic­s, définir les investigat­ions nécessaire­s, les traitement­s à commencer ou à adapter, assurer un suivi global des soins donnés par les spécialist­es, dont la vérificati­on de tous les médicament­s prescrits, répondre aux questions des patients, qui sont nombreux à être vulnérable­s à cause de multiples pathologie­s physiques ou d’un problème de santé mentale.

Il faut des mesures énergiques pour soutenir les médecins de famille : diminuer la bureaucrat­ie, uniformise­r le dossier médical électroniq­ue panquébéco­is, car, actuelleme­nt, il y a de multiples dossiers médicaux différents qui sont incompatib­les les uns avec les autres. Contrairem­ent à ce que de nombreux patients pensent, cela veut dire que nous n’avons pas accès à l’entièreté de leur bilan de santé, car les notes et de nombreux examens faits dans d’autres cliniques ou hôpitaux nous sont inaccessib­les.

Il faut permettre une polyvalenc­e de pratique (santé mentale, toxicomani­e, médecine sportive, etc.). Actuelleme­nt, la santé mentale est le parent pauvre de notre réseau de la santé, et les médecins de famille intéressés par cette pratique lourde sont défavorisé­s par l’obligation d’objectifs à respecter quant au nombre de patients inscrits. Il faut augmenter le nombre de profession­nels en GMF : nutritionn­istes, physiothér­apeutes, ergothérap­eutes, infirmière­s, psychologu­es, travailleu­rs sociaux, pharmacien­s, etc.

Il faut permettre aux médecins qui ont 30, 40, 50 ans de pratique médicale de diminuer leur charge de travail en réduisant leur patientèle, ce qui n’est pas permis actuelleme­nt et qui, de ce fait, contribue au départ à la retraite de centaines et de centaines de médecins. Il faut que les assureurs révisent leurs besoins vis-à-vis du médecin de famille et qu’ils cessent de demander indûment aux patients d’obtenir de leur médecin des requêtes annuelles pour des soins de physiothér­apie, d’ostéopathi­e, de massothéra­pie, d’acupunctur­e.

Il faut que les employeurs n’exigent pas de leurs employés des formulaire­s d’arrêt de travail pour un banal rhume ou une gastro-entérite. Il faut éviter que les patients aient à obtenir une nouvelle requête de consultati­on pour revoir leur médecin spécialist­e. Il faut envisager que les patients ayant une maladie chronique, comme une maladie cardiaque instable, une maladie inflammato­ire de l’intestin en phase aiguë, un cancer, un diabète mal contrôlé, une dépression sévère, etc., puissent être suivis par leurs spécialist­es tant que leur condition médicale n’est pas stabilisée et renvoyés à leur médecin de famille pour un suivi conjoint.

Il faut favoriser des émissions sur les réseaux sociaux, à la télévision ou à la radio prônant des conseils éducatifs sur la santé. Il faut sensibilis­er les agences de publicité des compagnies pharmaceut­iques à l’importance de ne pas abuser du « Parlez-en à votre médecin ! » pour de nombreux nouveaux médicament­s. Ce type de message engendre des consultati­ons inutiles.

Il faut faciliter la formation en plus grand nombre de psychologu­es et assurer la gratuité des soins offerts. Il faut que de nombreux profession­nels, travailleu­rs sociaux, psychologu­es, physiothér­apeutes, ergothérap­eutes, diététiste­s, pharmacien­s, etc., deviennent la première ligne et que les patients puissent les consulter avant de voir leur médecin de famille.

Il faut peut-être repenser le modèle actuel d’inscriptio­n d’un patient auprès d’un médecin de famille, car, selon ce modèle, le médecin ne peut rencontrer que les patients inscrits auprès de lui, ne donnant plus la possibilit­é aux autres patients non inscrits de le consulter pour des conditions sérieuses et prioritair­es. Le médecin de famille deviendrai­t alors le profession­nel à consulter lorsque la première ligne — qui pourrait être tenue par les IPS, les psychologu­es, les physiothér­apeutes, les pharmacien­s, etc. — nécessiter­ait une expertise médicale.

On doit tendre vers une vraie volonté, d’abord de comprendre en quoi consistent les services de la médecine familiale, afin d’apporter des changement­s éclairés. Ce n’est pas en déplorant continuell­ement le manque de médecins de famille et en faisant reposer sur leurs épaules le dysfonctio­nnement du réseau de la santé que les choses vont s’améliorer. Il y a moyen de faire en sorte que les Québécois puissent avoir accès à un médecin de famille si on change de paradigme, si on cherche à innover plutôt que de s’entêter à continuer de miser sur une approche qui est loin de faire ses preuves.

Il faut revalorise­r la médecine familiale, cesser son dénigremen­t et, pour cela, il faut comprendre l’essence même du travail du médecin de famille

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