La médecine familiale est un bateau qui coule
Nous assistons impuissants au naufrage et avons besoin d’un vrai virage. Y a-t-il un capitaine à bord ?
Il n’y a pas une journée qui passe sans que l’on répète sur toutes les tribunes que de trop nombreux Québécois n’ont pas accès à un médecin de famille. C’est effectivement le cas, et c’est déplorable.
Pourtant, cette situation malheureuse était prévisible depuis des décennies. Il y a eu des décisions politiques prises pour restreindre le nombre d’entrées en médecine. On ne peut pas non plus passer sous silence l’ère Barrette et son dénigrement des médecins de famille, qui a eu un effet catastrophique dont la conséquence la plus visible est que, depuis dix ans maintenant, il y a, chaque année, des dizaines de postes en résidence de médecine de famille qui ne sont pas pourvus, les résidents préférant s’orienter vers une spécialité. Bilan des comptes : près de 600 médecins de famille potentiels de moins sur dix ans.
De plus, le vieillissement des médecins suit la courbe démographique de l’ensemble de la population, une autre donnée qu’il aurait fallu prendre en compte en amont. Il manque actuellement plus de 1000 médecins au Québec sur un total d’environ 10 000 médecins de famille. Il faut entre six et sept ans d’université pour former un médecin de famille. À la lumière de ces données, il est clair qu’il sera impossible de résoudre le problème dans les prochaines années si on continue avec les mêmes prémisses.
Le bateau coule et on a l’impression que le capitaine et ses lieutenants en sont encore à l’écoper un verre à la fois tandis que des tonnes d’eau s’engouffrent dans les cales. Le ministère de la Santé se doit d’agir rapidement et efficacement. Des réformes majeures s’imposent. Il faut revaloriser la médecine familiale, cesser son dénigrement et, pour cela, il faut comprendre l’essence même du travail du médecin de famille.
Changer de paradigme
Le médecin de famille est là pour écouter les préoccupations exprimées par son patient au sujet de sa santé physique et psychologique, comprendre le contexte dans lequel il vit, l’examiner, poser des diagnostics, définir les investigations nécessaires, les traitements à commencer ou à adapter, assurer un suivi global des soins donnés par les spécialistes, dont la vérification de tous les médicaments prescrits, répondre aux questions des patients, qui sont nombreux à être vulnérables à cause de multiples pathologies physiques ou d’un problème de santé mentale.
Il faut des mesures énergiques pour soutenir les médecins de famille : diminuer la bureaucratie, uniformiser le dossier médical électronique panquébécois, car, actuellement, il y a de multiples dossiers médicaux différents qui sont incompatibles les uns avec les autres. Contrairement à ce que de nombreux patients pensent, cela veut dire que nous n’avons pas accès à l’entièreté de leur bilan de santé, car les notes et de nombreux examens faits dans d’autres cliniques ou hôpitaux nous sont inaccessibles.
Il faut permettre une polyvalence de pratique (santé mentale, toxicomanie, médecine sportive, etc.). Actuellement, la santé mentale est le parent pauvre de notre réseau de la santé, et les médecins de famille intéressés par cette pratique lourde sont défavorisés par l’obligation d’objectifs à respecter quant au nombre de patients inscrits. Il faut augmenter le nombre de professionnels en GMF : nutritionnistes, physiothérapeutes, ergothérapeutes, infirmières, psychologues, travailleurs sociaux, pharmaciens, etc.
Il faut permettre aux médecins qui ont 30, 40, 50 ans de pratique médicale de diminuer leur charge de travail en réduisant leur patientèle, ce qui n’est pas permis actuellement et qui, de ce fait, contribue au départ à la retraite de centaines et de centaines de médecins. Il faut que les assureurs révisent leurs besoins vis-à-vis du médecin de famille et qu’ils cessent de demander indûment aux patients d’obtenir de leur médecin des requêtes annuelles pour des soins de physiothérapie, d’ostéopathie, de massothérapie, d’acupuncture.
Il faut que les employeurs n’exigent pas de leurs employés des formulaires d’arrêt de travail pour un banal rhume ou une gastro-entérite. Il faut éviter que les patients aient à obtenir une nouvelle requête de consultation pour revoir leur médecin spécialiste. Il faut envisager que les patients ayant une maladie chronique, comme une maladie cardiaque instable, une maladie inflammatoire de l’intestin en phase aiguë, un cancer, un diabète mal contrôlé, une dépression sévère, etc., puissent être suivis par leurs spécialistes tant que leur condition médicale n’est pas stabilisée et renvoyés à leur médecin de famille pour un suivi conjoint.
Il faut favoriser des émissions sur les réseaux sociaux, à la télévision ou à la radio prônant des conseils éducatifs sur la santé. Il faut sensibiliser les agences de publicité des compagnies pharmaceutiques à l’importance de ne pas abuser du « Parlez-en à votre médecin ! » pour de nombreux nouveaux médicaments. Ce type de message engendre des consultations inutiles.
Il faut faciliter la formation en plus grand nombre de psychologues et assurer la gratuité des soins offerts. Il faut que de nombreux professionnels, travailleurs sociaux, psychologues, physiothérapeutes, ergothérapeutes, diététistes, pharmaciens, etc., deviennent la première ligne et que les patients puissent les consulter avant de voir leur médecin de famille.
Il faut peut-être repenser le modèle actuel d’inscription d’un patient auprès d’un médecin de famille, car, selon ce modèle, le médecin ne peut rencontrer que les patients inscrits auprès de lui, ne donnant plus la possibilité aux autres patients non inscrits de le consulter pour des conditions sérieuses et prioritaires. Le médecin de famille deviendrait alors le professionnel à consulter lorsque la première ligne — qui pourrait être tenue par les IPS, les psychologues, les physiothérapeutes, les pharmaciens, etc. — nécessiterait une expertise médicale.
On doit tendre vers une vraie volonté, d’abord de comprendre en quoi consistent les services de la médecine familiale, afin d’apporter des changements éclairés. Ce n’est pas en déplorant continuellement le manque de médecins de famille et en faisant reposer sur leurs épaules le dysfonctionnement du réseau de la santé que les choses vont s’améliorer. Il y a moyen de faire en sorte que les Québécois puissent avoir accès à un médecin de famille si on change de paradigme, si on cherche à innover plutôt que de s’entêter à continuer de miser sur une approche qui est loin de faire ses preuves.
Il faut revaloriser la médecine familiale, cesser son dénigrement et, pour cela, il faut comprendre l’essence même du travail du médecin de famille