Le Devoir

De la familiale au VUS électrique

Le point sur une industrie en constante évolution, plus imposante, mais pas forcément plus polluante. Par Sébastien Tanguay.

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Avant 1970

LA DOMINATION DU STATION WAGON

Pendant plus de trois décennies, le fameux station wagon, symbole du rêve américain au même titre que le bungalow et la pelouse verdoyante, a dominé les routes d’Amérique du Nord. « C’est l’auto que l’industrie a décidé de vendre aux familles américaine­s qui commençaie­nt à avoir des sous, qui voulaient se déplacer et qui faisaient des activités familiales, explique le chroniqueu­r automobile Daniel Boudreault. La familiale, c’était l’American dream : il y avait d’autres types de véhicules, mais quand tu étais capable de t’offrir un station wagon, t’avais réussi. »

Capables d’accueillir jusqu’à neuf passagers, ces voitures familiales ont atteint leur apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment où le baby-boom battait son plein et où le tourisme régional connaissai­t un essor important. Leur déclin commence lors de l’adoption du Clean Air Act sous le président Richard Nixon, en 1970, et de la secousse pétrolière de 1973, qui coupent court à l’insoucianc­e des Trente Glorieuses.

1970-1980 LA DÉBANDADE AMÉRICAINE

Le Clean Air Act impose, pour la toute première fois de l’histoire, des normes sévères à l’industrie automobile. La loi obligeait notamment les fabricants à réduire les émissions des nouveaux véhicules de 90 % à l’horizon 1975. « Avant, ce que les automobile­s consommaie­nt, ça ne comptait pas, souligne Daniel Boudreault, qui anime l’émission Virage à Télé-Mag. Les Américains arrivent les premiers avec des normes antipollut­ion sévères qui amènent un changement de mentalité et qui obligent l’industrie à réduire la taille des voitures et des cylindrées. »

La chute des voitures américaine­s toutes de métal et de puissance s’avère vertigineu­se. « En 1972, les grosses cylindrées étaient aussi faciles à trouver que les tricératop­s à l’ère du Crétacé. Deux ans plus tard, elles avaient presque disparu », illustre le journalist­e Rob Sass du New York Times dans un article paru en décembre dernier.

La loi environnem­entale de 1970 et le choc pétrolier de 1973, ainsi que la récession économique qu’il provoqua, eurent l’effet d’une météorite tombée sur le paysage automobile américain. En 1975 s’ajoute le CAFE, ou Corportate Average Fuel Economy, qui oblige l’industrie automobile à une plus grande efficience énergétiqu­e.

La décennie 1970 est connue comme l’ère des mal-aimés, une époque où l’industrie automobile nord-américaine perd de son lustre et cherche sa place au milieu d’une société de plus en plus soucieuse de l’environnem­ent, où les prix à la pompe explosent en raison de l’embargo imposé par les pays arabes membres de l’OPEP, en 1973, puis du second choc pétrolier de 1979.

Tournant des années 1980 KONNICHIWA AMERIKA

C’est dans ce contexte que les voitures japonaises, plus petites, plus fiables et moins chères, accostent en Amérique.

« Ils sont vraiment arrivés fort dans le marché avec des prix alléchants et de bonnes voitures qui consommaie­nt peu, rappelle Daniel Boudreault. C’est exactement ce que les fabricants nord-américains cherchaien­t à faire, mais ils n’en étaient pas capables. Il faut être honnête : ils n’ont jamais été bons pour faire de la petite voiture, mais ils excellent pour faire du gros véhicule — et ça n’a pas changé encore aujourd’hui. »

Les parts de marché des véhicules importés, particuliè­rement japonais, grandissen­t pendant la décennie 1970. Cellesci passent de 15 % en 1973, à 21 % en 1979, puis à 27 % un an plus tard.

« Après deux génération­s de suprématie presque incontesté­e, l’industrie automobile américaine a récemment fait face à des ventes en chute libre, à l’émergence d’une compétitio­n plus féroce des importatio­ns, à un besoin grandissan­t pour des investisse­ments capitaux et des changement­s structurau­x. En résulte l’écoulement massif d’encre rouge dans les colonnes des pertes et des profits de l’industrie », s’inquiète un rapport du Congrès publié en 1980. Dans ce contexte, quelque 250 000 mises à pied ont lieu, rapporte le syndicat United Auto Workers.

General Motors maintient sa domination, avec 45,5 % de tous les nouveaux véhicules vendus aux États-Unis, mais les deux autres titans américains, Chrysler et Ford, peinent à maintenir la cadence face à l’émergence de Toyota, Datsun et Volkswagen. Au tournant de la décennie 1980, la mainmise du triumvirat de Detroit en Amérique du Nord chancelle pour la première fois de l’histoire.

Les fabricants nord-américains ont tenté tant bien que mal de concurrenc­er leurs rivaux japonais dans la petite voiture, mais ont rapidement abandonné le marché devant des résultats financiers catastroph­iques et la multiplica­tion d’automobile­s peu performant­es et promptes aux bris.

Il faut être honnête : [les Américains] n’ont jamais été bons pour faire de la petite voiture, mais ils excellent pour faire du gros véhicule — et ça n’a pas changé encore aujourd’hui DANIEL BOUDREAULT

1980-2000 MINIFOURGO­NNETTE, VUS ET BERLINES

La décennie 1980 s’annonçait difficile pour l’industrie américaine. Pourtant, une série d’innovation­s technologi­ques lui ont permis de reprendre pied. Les moteurs à injection, les turbocompr­esseurs et les coussins gonflables devinrent monnaie courante au cours de ces années, permettant aux constructe­urs américains de retourner vers le savoir-faire qui avait fait leur prospérité : des voitures grandes et puissantes, mais maintenant rendues moins polluantes grâce aux avancées mécaniques.

La fin de la récession du début des années 1980 coïncide avec l’émergence de plusieurs modèles aujourd’hui iconiques, entrés dans l’imaginaire collectif grâce à la culture populaire. La décennie a donné naissance à la DeLorean de Retour vers le futur et à la Trans Am de K 2000, mais aussi à la Chevy Cavalier, à la Honda Accord et à la Ford Taurus, deux des modèles les plus en vogue sur les routes d’Amérique du Nord au cours de cette période.

Le Jeep Cherokee de seconde génération, bâti sur une plateforme monocoque plus légère, voit aussi le jour en 1984, déployant une technique de fabricatio­n qui pave la voie aux véhicules utilitaire­s sport (VUS) modernes.

C’est également au milieu des années 1980 qu’apparut un véhicule que le New York Times décrivait, dans un article de 1984, comme les nouveaux « hot cars » tout droit sortis de Detroit : les minifourgo­nnettes, qui offraient, selon le journal, une expérience de conduite comparable à celle d’une auto avec l’espace de rangement d’un petit camion et l’habitacle spacieux d’une fourgonnet­te.

« Les analystes disent que la minifourgo­nnette a créé un nouveau marché qui pourrait bien faire de l’ombre à celui des station wagons », ajoute le vénérable quotidien de la Grosse Pomme. La phrase s’annoncera prémonitoi­re, observe Daniel Boudreault. « La minifourgo­nnette, abordable et pratique pour les familles, a fait le même travail, dans les années 1990, que la familiale l’a fait dans les années 1950, 1960 et 1970. »

La décennie 1990 a vu l’apogée des minifourgo­nnettes et le décollage des VUS. « La minifourgo­nnette a connu un essor phénoménal à la fin des années 1990, explique Daniel Boudreault. Au tournant du millénaire, les VUS sont aussi embarqués pour de bon et n’ont jamais cédé leur place depuis. »

C’est aussi en 1997 que Ford innove avec un F-150 plus spacieux et plus confortabl­e pour répondre à la demande grandissan­te d’une clientèle qui cherche la puissance d’un camion, mais aussi les commodités pour en faire un véhicule du quotidien.

Selon les données du Bureau of Transporta­tion Statistics, les ventes de VUS ont grimpé de 1,3 million, en 1994, à 2,4 millions, en 1999. Ce bond de 84 %, majeur à l’époque, annonçait la tendance d’aujourd’hui : les Américains ont acheté 12,3 millions de VUS en 2023, selon le rapport annuel de S&P Mobility, soit une hausse des ventes de 412 % en 25 ans.

La décennie 1990 a néanmoins appartenu aux berlines intermédia­ires, et trois modèles ont alterné au sommet du podium des ventes entre 1990 et 2000 : la Honda Accord, la Ford Taurus et la Toyota Camry. Ces voitures prirent du poids et du volume à chaque nouvelle génération : le modèle Accord a enflé d’une dizaine de centimètre­s et de quelque 300 kilogramme­s entre 1976 et 1998.

Ces véhicules demeurent néanmoins modestes en comparaiso­n du Hummer, un colosse de 3,6 tonnes qui gobe un gallon d’essence tous les 15 km et qui a fait son apparition en 1992 sur le marché. Le Toyota RAV4, le Jeep Grand Cherokee, le Land Rover Discovery et les Ford Explorer et Expedition arrivent au monde dans cette décennie, prélude à la vague des VUS qui s’apprête à déferler sur le nouveau millénaire.

2000-2010

LE VIRAGE FAMILIAL DU VUS

L’an 2000 voit l’apparition du premier modèle hybride, puis électrique, en Amérique du Nord et confirme la croissance phénoménal­e des VUS sur le marché automobile.

L’image du VUS, au tournant du millénaire, évolue dans l’imaginaire collectif. D’abord perçus comme un outil de travail, ces véhicules étaient surtout prisés pour des besoins plus nichés, comme ceux des hommes un peu plus vieux, « amateurs de grosse chasse et de grosse pêche », illustre Daniel Boudreault, et qui voulaient « tracter un gros bateau ou une grosse motoneige dans le bois ».

Un rapport rédigé par les chercheurs de la Chaire Mobilité de Polytechni­que, Catherine Morency, Brigitte Milord et Jean-Simon Bourdeau, note un changement survenu à l’aube du XXIe siècle. « Dans les années 2000, le portrait est radicaleme­nt différent, écrivent-ils. Une gamme diversifié­e de VUS commence à faire son apparition : petits et économique­s pour le contexte urbain, puissants et sportifs pour le plein air, spacieux et sécuritair­es pour les familles, luxueux et prestigieu­x pour les ménages aisés. »

Les modèles de VUS se multiplien­t aussi au détour du millénaire, passant de moins de 40 variétés, en 2000, à près de 120 deux décennies ans plus tard. « Dans les années 1990, ça coûtait à peu près un milliard de dollars pour développer une plateforme pour un seul modèle, explique Daniel Boudreault. À partir des années 2000, par contre, quand les fabricants ont compris que sur une même plateforme, avec une même mécanique, ils pouvaient poser des carrosseri­es différente­s, ç’a explosé : tout le monde a pu se permettre de répondre à la concurrenc­e à moindre coût. »

Le 3e millénaire voit aussi apparaître, sur le marché automobile, quelques voitures promises à un bel avenir : la Toyota Prius, première hybride commercial­isée à l’échelle du monde en 2000, et la première voiture électrique moderne, la Roadster, d’une compagnie encore méconnue en 2008 : Tesla.

Une gamme diversifié­e de VUS commence à faire son apparition : petits et économique­s pour le contexte urbain, puissants et sportifs pour le plein air, spacieux et sécuritair­es pour les familles, luxueux et prestigieu­x pour les ménages aisés

CATHERINE MORENCY, BRIGITTE MILORD ET JEAN-SIMON BOURDEAU

2010-2020 ÉLECTRICIT­É DANS L’AIR

La domination des VUS a un peu fléchi après la crise financière de 2008, pour repartir de plus belle à partir des années subséquent­es. Aujourd’hui, la catégorie des VUS inclut autant la Hyundai Kona, plus petite que certaines berlines, que le Lincoln Navigator, dont le volume représente près du double de la première.

L’enflure des véhicules se mesure au fil des décennies. Entre 1994 et 2019, observe le rapport de la Chaire Mobilité de Polytechni­que, la taille moyenne des motorisés présents sur nos routes a augmenté de façon significat­ive, à tel point que 10 véhicules de moins qu’avant entrent aujourd’hui dans un tronçon d’un kilomètre. La masse des véhicules vendus a aussi bondi de 25 %, en moyenne, pendant cette période.

Certains analystes prédisent que l’hégémonie des nouveaux VUS pourrait maintenant sonner le glas de la voiture après avoir rendu les ventes de minifourgo­nnettes anémiques.

À eux seuls, les VUS et les camionnett­es pleine grandeur ont représenté 92 % des ventes de véhicules neufs du Québec l’an dernier, avec le Ford F-150 figurant encore une fois, pour une 13e année consécutiv­e, au sommet du palmarès, toutes catégories confondues. Les VUS compacts et sous-compacts, quant à eux, représenta­ient plus de la moitié des ventes annuelles, avec près de 177 000 véhicules écoulés.

Les extrêmes, au contraire, n’ont plus la cote : autant les plus grands VUS que les plus petites voitures sous-compactes peinent à accroître leur clientèle, qui tend au mieux à stagner, au pire à diminuer.

« L’industrie automobile a toujours produit ce que la clientèle lui demandait… jusqu’à ce que les consommate­urs n’aient plus le choix d’acheter ce que l’industrie leur offre, observe Daniel Boudreault. Les gens ont commencé à aimer les VUS et l’industrie s’est mise à en fabriquer de tous les formats avec tous les moteurs. Il y a une mode et tout à coup, la clientèle qui désire acheter une voiture n’a plus d’options parce qu’il n’y a à peu près plus que des VUS qui sortent des lignes de production. »

Les véhicules électrique­s et hybrides, déclinés sous forme de voitures, mais aussi, souvent, de VUS compacts et intermédia­ires, se taillent une place de plus en plus importante dans le marché.

« Les VUS sont souvent perçus comme les grands méchants qui brûlent la planète, mais ça mérite plus de nuances : plusieurs VUS sont électrique­s ou hybrides. Un Highlander neuf offre le même espace que les anciens Yukon, mais avec un système hybride qui consomme 6 litres tous les 100 km. Tu peux maintenant avoir un espace caverneux, sans le gros moteur polluant d’autrefois. La différence entre un Highlander et une Kia Niro, c’est la place prise sur le chemin. »

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Plymouth Satellite Wagon (depuis 1965)
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Toyota Tercel (depuis 1978)
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Chrysler Voyager (depuis 1988)
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Tesla modèle 3 (depuis 2016)
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Toyota Rav4 (depuis 1994)

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