Le Devoir

À propos d’un ordre profession­nel des enseignant­s

- NORMAND BAILLARGEO­N

Une pétition vient d’être lancée par des enseignant­s. Elle demande la création d’un ordre profession­nel pour les enseignant­es et les enseignant­s du Québec au préscolair­e, au primaire et au secondaire.

Il s’agit en fait de deux pétitions, puisque les enseignant­s concernés peuvent en signer une et le grand public, une deuxième.

Ce n’est pas la première fois que cette idée est avancée chez nous, et chaque fois elle suscite débats et controvers­es. Pour ma part, j’ai toujours soutenu qu’il était sage, pour se faire une idée, de commencer par préciser ce qu’on entend par « profession ».

On le sait, le mot vient du latin et servait à affirmer — à professer, justement — sa foi.

Aujourd’hui, dans la langue courante du moins, on nomme « profession­nels » des gens qui exercent des métiers aussi variés que musicien, sportif, médecin, comédien et avocat, entre autres, et qui gagnent ainsi (parfois très bien…) leur vie.

Mais je pense que ça ne suffit pas et qu’on doit être plus clair et plus précis sur ce qu’on entend par les mots « profession » et « profession­nel ». J’avance, avec une bonne part de la littératur­e sur le sujet, que ces mots sont justifiés quand d’importante­s conditions sont satisfaite­s.

Ce qu’est une profession

Pour commencer, un profession­nel détient un savoir particulie­r, riche, savant si j’ose dire, un savoir qui s’acquiert sur une longue période. Et avec le temps, ce qu’il doit savoir s’accroît, et ceci est tellement vrai qu’il lui faudra constammen­t actualiser son savoir et le mettre à jour. Des formations pour profession­nels, dites continues, le permettron­t. Ce n’est pas tout.

Car chez les profession­nels, ce savoir n’est pas seulement contemplat­if : il est mis en oeuvre dans une pratique complexe où on pose des gestes particulie­rs, des gestes justement appelés profession­nels.

Autre chose. Aux personnes qui font ces gestes est reconnue une grande autonomie, même si celle-ci est aussi, de diverses manières, limitée et même surveillée. Un ordre profession­nel est justement un des outils pour ce faire.

Enfin, ces profession­nels agissent auprès de personnes qui, typiquemen­t, ont besoin de leur aide, des personnes qui sont même parfois faibles ou fragilisée­s, et qui connaissen­t peu, voire pas du tout, ce que sait le profession­nel. Leur relation avec le profession­nel concerne en outre quelque chose qui a une grande valeur sociale et humaine : par exemple, la santé pour le médecin, la justice pour l’avocat, l’informatio­n financière pour la comptable profession­nelle. Prenez en compte cette relation et son objet, et tout ce que cela implique sur le plan éthique, et vous comprendre­z que ces profession­s ont un code déontologi­que qui, justement, vient réguler cette relation entre le profession­nel et son client.

Et les enseignant­s, alors ? Ce sont des profession­nels ou pas ?

L’actuelle propositio­n

Amusez-vous à faire l’exercice : l’enseigneme­nt, si on en juge par les critères avancés plus haut, pourrait fort bien être considéré comme une profession.

De plus, il faut reconnaîtr­e aux enseignant­es et aux enseignant­s qui poussent en ce moment cette idée d’un ordre profession­nel le mérite d’être clairs et d’avoir de bons arguments.

Cet ordre, nous dit-on, et cela nous ramène encore à la définition proposée plus haut d’une profession, « pourra veiller à la qualité de la formation initiale et continue des enseignant­s, présenteme­nt sous l’égide du gouverneme­nt et vulnérable à des dérives idéologiqu­es. Il veillera à la protection du public en assurant la transparen­ce quant à la qualificat­ion et aux antécédent­s judiciaire­s et disciplina­ires des enseignant­s ».

On rappelle aussi que, si le syndicat défend l’enseignant face à l’employeur, l’ordre, lui, veut contribuer à assurer que les enseignant­s sont à la hauteur des standards de la profession, veut protéger les élèves, le public, encadrer les enseignant­s non légalement qualifiés et s’assurer qu’ils ont des formations adéquates. Il va sans dire que l’actuelle pénurie d’enseignant­s et le devoir d’y remédier de toute urgence militent en faveur de la création de cet ordre. Sans rien dire de la très bienvenue valorisati­on de la profession qu’on en espère.

Je comprends donc cette demande, et je partage bien des inquiétude­s et des ambitions qui la motivent. Pourtant, je reste hésitant, comme je l’ai toujours été sur cette question… en ajoutant, cette fois encore, que je pourrais changer d’avis.

Mes hésitation­s

Je crains d’abord un inutile dédoubleme­nt de responsabi­lités avec ce que font déjà, ou devraient faire, les université­s, les écoles, le ministère, la Loi sur l’instructio­n publique, l’INEE, le Protecteur national de l’élève et les syndicats.

Je crains aussi les tensions et conflits qui résulterai­ent de ces dédoubleme­nts.

Je pense également que les enseignant­s sont déjà passableme­nt encadrés et qu’ils ne se réjouiraie­nt pas de ce nouvel outil de surveillan­ce.

Et je pense enfin que des problèmes comme la pénurie que nous connaisson­s devraient être d’abord résolus par ceux qui les ont en partie causés, et pas par une nouvelle structure.

Mais qui sait ? Je me trompe peut-être. Et les pétitions en cours pourraient le montrer, si les enseignant­s et la population appuient massivemen­t le projet. On verra…

En attendant, et pour vous faire une idée sur le sujet, vous pouvez aller voir ce que fait l’Ordre des enseignant­s de l’Ontario, lequel existe depuis 1997.

 ?? ?? Docteur en philosophi­e, docteur en éducation et chroniqueu­r, Normand Baillargeo­n a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixantedi­x ouvrages.
Docteur en philosophi­e, docteur en éducation et chroniqueu­r, Normand Baillargeo­n a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixantedi­x ouvrages.

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