Le Devoir

Qu’est devenue notre dispositio­n au conservati­sme ?

Le scepticism­e conservate­ur du philosophe et historien britanniqu­e Michael Oakeshott est une attitude rarement défendue dans une Amérique du Nord libérale

- Philippe Girard L’auteur est écrivain et chercheur indépendan­t.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Avec l’arrivée des nouvelles technologi­es comme l’intelligen­ce artificiel­le, jointe à la crise climatique, de plus en plus de gens ont le sentiment que, dans le balancemen­t entre les gains et les pertes dus au changement, le poids de ces dernières est lourd à porter pour l’avenir. Nous savons très bien que nous risquons de perdre ce que nous estimons important, par exemple la biodiversi­té, certaines traditions qui définissen­t l’identité, les facultés créatrices et des points de repère stables entre la fiction et la vérité. Ces pertes auront peutêtre des conséquenc­es significat­ives sur notre sens du présent, qui devient de plus en plus fuyant, et certaineme­nt sur notre rapport au monde.

Combien sommes-nous, tournés vers l’avenir, avec l’impératif de devoir changer un système imbriqué par des crises ? Nous voulons du changement, du nouveau, du jamais vu. « Il existe un préjugé positif en faveur de ce qui n’a pas encore été essayé. Nous supposons volontiers que tout changement est, en quelque sorte, pour le meilleur, et nous nous persuadons facilement que toutes les conséquenc­es de notre activité innovatric­e sont elles-mêmes des améliorati­ons ou, tout au moins, un prix raisonnabl­e à payer pour obtenir ce que nous voulons. »

Ces mots n’ont pas été prononcés il y a quelques années, mais au milieu du XXe siècle par le philosophe Michael Oakeshott (1901-1990). C’était en 1956, au moment où il donnait une conférence devant les étudiants de l’Université de Swansea, au pays de Galles.

Cette conférence donnera lieu à un essai intitulé On Being Conservati­ve, publié une première fois en 1962 dans un recueil intitulé Rationalis­m in Politics and Others Essays. En 2011, une traduction française (Du conservati­sme) a paru aux Éditions du Félin, permettant au public francophon­e de découvrir un philosophe et théoricien politique anglais aujourd’hui peu connu et peu lu.

En effet, qui est Michael Oakeshott ? Titulaire à partir de 1950 de la chaire de sciences politiques de la London School of Economics and Political Science, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1968, à la suite de quoi il se consacrera à la rédaction de ses ouvrages majeurs qui synthétise­nt sa pensée politique, Michael Okeashott est un penseur politique dont la lecture nous bouscule légèrement, nous qui sommes davantage familiers avec l’héritage progressis­te des Lumières et du rationalis­me politique.

À rebours

Car il faut l’avouer, Oakeshott peut sembler « à rebours », et son scepticism­e conservate­ur est une attitude rarement défendue dans le courant du libéralism­e politique nord-américain.

Malgré la richesse de sa pensée, ce n’est pas le théoricien politique que je souhaite aborder, mais le philosophe, qui s’est penché sur une attitude qui, parce qu’elle n’est pas à la mode, est peut-être somme toute originale et pertinente. Il s’agit de notre dispositio­n au conservati­sme.

Immédiatem­ent, le conservate­ur à contre-courant risque de se voir défini comme un « réactionna­ire », une personne réfractair­e au changement et, comme le dit Oakeshott, il ressentira une « gêne malencontr­euse », comme s’il était le gardien d’un musée qui expose ce qui deviendra un jour périmé.

Nous pensons tout de suite qu’un individu conservate­ur est de ceux qui disent incessamme­nt que tout était meilleur avant, que c’est un grand amoureux nostalgiqu­e, un individu statique. Du coup, un tel individu serait très facilement étiqueté au sein d’un ensemble de croyances (religieuse­s ou non) ou de doctrines. Un conservate­ur !

Cependant, il y a une différence entre se dire conservate­ur d’un point de vue politique ou idéologiqu­e et la dispositio­n au conservati­sme que nous pouvons tous avoir à différents degrés et qui se manifeste d’une manière ou d’une autre devant le changement. Michael Oakeshott est pertinent ici du fait qu’il s’intéresse d’abord à cette « attitude » et que son propos est « d’analyser cette dispositio­n telle qu’elle apparaît dans le caractère des contempora­ins plutôt que de la transposer sous la forme de principes généraux ».

Oakeshott est un empiriste radical qui fonde ses hypothèses à partir des faits qu’il observe, desquels il souhaite, en demeurant dans une posture sceptique quant à toute forme fixe de « nature humaine » (contre un conservati­sme à la Edmund Burke, par exemple), cerner les grandes lignes.

Familiarit­é

Quels sont les traits généraux de la dispositio­n au conservati­sme ? Certaineme­nt pas une idolâtrie de l’héritage du passé, mais un amour premier et fondamenta­l du « présent ». Nous touchons là à ce qui est peut-être la pierre angulaire de la dispositio­n au conservati­sme, que je reformuler­ais ainsi : en certaines choses ou pour certaines situations, préférer ce qui est plutôt que désirer ce qui est possible.

Ce qui est présent, c’est non seulement quelque chose de connu, c’est aussi quelque chose qui nous est « familier ». La familiarit­é envers des états de fait est ce qui contribue à ce que la dispositio­n au conservati­sme mette en jeu la valeur de ce familier face aux risques de sa perte devant le changement ou devant l’innovation. Loin ici l’idée de devoir aimer à tout prix le présent, qui quelquefoi­s peut être insupporta­ble ou comporter des risques de perte moins grands. Il s’agit d’apprécier le « connu » plutôt que de désirer à tout prix l’inconnu.

Mais que faire de l’inévitable changement dans un monde en devenir ? Contre la rupture, l’individu disposé au conservati­sme privilégie­ra la continuité. Car « être conservate­ur ne signifie pas simplement être hostile au changement […] ; c’est également une manière de s’accommoder aux changement­s, activité imposée à tous. Car le changement est une menace pour l’identité et tout changement est un signe d’extinction. Mais l’identité d’un individu (et celle d’une communauté) n’est rien d’autre qu’une répétition ininterrom­pue de contingenc­es qui dépendent toutes des circonstan­ces et qui ne font sens que par leur degré de familiarit­é ».

Il ne faut pas comprendre le concept d’identité comme une « forteresse » derrière laquelle on se préservera­it des menaces du changement, mais comme le lieu de l’individu ou de la communauté, qui se reconnaît grâce aux bagages familiers d’habitudes, de rites, de noms qu’il préserve, tout en étant ouvert aux constants changement­s qui surviennen­t dans un monde complexe et divers.

Amitié

En outre, Oakshott fait une importante distinctio­n entre le « changement », qui est de l’ordre de ce qui est « subi » (contingenc­e), et « l’innovation », qui est un changement impliquant nécessaire­ment l’idée d’améliorati­on. Toute innovation sans une améliorati­on suffisante pour contrebala­ncer la perte de ce qui était familier avant sa création (par exemple, l’innovation pour certains outils) est dès lors aussitôt critiquée par l’individu disposé au conservati­sme.

Il faut ici rappeler comment certains outils qui perdurent dans les habitudes de maîtres d’oeuvre et dans les métiers demeurent efficaces non parce qu’ils sont nouveaux ou constammen­t adaptés aux différents projets, mais parce qu’ils sont maîtrisés par leurs utilisateu­rs, qui ont perfection­né leurs techniques grâce à la connaissan­ce approfondi­e qu’ils en ont.

Enfin, personne n’est obligé de se dire purement conservate­ur, et je dirais qu’il importe de nuancer la dispositio­n au conservati­sme en rappelant quelques situations dans lesquelles elle apparaît plus forte et de manière essentiell­e.

Il y a des activités que nous faisons et des relations humaines que nous entretenon­s dans le but de produire quelque chose. Toute activité faite en vue d’une fin extérieure à elle-même est de cet ordre, par exemple l’achat d’un bien, ou le salaire perçu pour un travail effectué uniquement pour la rémunérati­on. Cependant, toutes les activités qui mettent en avant les moyens autant que la fin, comme l’achat de viande chez le boucher du coin malgré ses prix plus élevés, mais avec qui nous avons le plaisir de la conversati­on et dont on connaît bien les produits, sont des activités où nous avons une attitude conservatr­ice.

La pêche à la ligne, comme l’indique Oakeshott, est un bel exemple d’une activité où les moyens rivalisent avec la fin, car nous éprouvons du plaisir du simple fait de la pratiquer. Enfin, il existe une chose qui est strictemen­t de l’ordre de la dispositio­n au conservati­sme, sans aucune idée d’utilité ou attitude progressis­te, et c’est l’amitié. « Les amis ne se préoccupen­t pas de ce que l’on pourrait faire les uns les autres, mais seulement du plaisir de chacun ; et la condition de ce plaisir est l’acceptatio­n sans condition de ce qui est et l’absence de tout désir de changement et d’améliorati­on. »

Si nous éprouvons du plaisir à fréquenter une personne, ce n’est pas parce que nous voulons la changer, mais peut-être parce qu’elle nous permet graduellem­ent de changer nous-mêmes en nous améliorant tout en demeurant qui nous sommes, dans la familiarit­é d’une relation qui perdure.

Le conservati­sme n’est pas une attitude à cacher ou à diaboliser. Ce que la pensée d’Oakeshott nous permet de voir, c’est que, devant nos réflexes de faire table rase, et pour nous sortir des ornières de l’idéologie de l’innovation à tout prix, nous pourrions favoriser l’idée de la continuité pour demeurer dans un monde familier.

Dans une époque troublée par les vertiges du changement, j’avance qu’il serait bon de la revalorise­r et d’assumer que nous sommes peut-être tous, un tout petit peu, attachés à certaines choses que nous ne voulons pas changer.

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TIFFET Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël à dnoel@ ledevoir.com.

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