Le Devoir

Réparer les pots cassés et sauver Relations

- * La liste complète des signataire­s est publiée sur nos plateforme­s numériques.

Gilles Bibeau et Jean-Claude Ravet Le premier est anthropolo­gue et professeur émérite de l’Université de Montréal ; le second est ex-rédacteur en chef de Relations. Ils cosignent ce texte avec près d’une quarantain­e de membres et anciens membres du comité de rédaction de Relations*.

Nous sommes des membres actuels ou anciens du comité de rédaction de Relations, revue fondée en 1941 par un groupe de jésuites progressis­tes et publiée continuell­ement depuis. Relations offre à la société québécoise une parole engagée et unique en son genre : elle pose sur les grands enjeux sociaux des regards croisés complément­aires (sociologiq­ue, philosophi­que, anthropolo­gique, théologiqu­e, artistique, littéraire, militant, etc.) de croyants et de non-croyants.

Le 21 mars 2024, le comité de rédaction était réuni à la Maison Bellarmin. Nos collègues du Centre justice et foi (CJF), qui publie la revue, nous ont annoncé leur mise à pied pour une durée indétermin­ée à compter de 17 h ce jour-là. Cette décision du conseil d’administra­tion leur avait été annoncée deux jours avant. L’équipe était atterrée, et nous aussi. Toutes les activités devaient être immédiatem­ent interrompu­es, y compris la production de Relations.

Jamais le CA n’en avait évoqué la possibilit­é auparavant, ni cherché des pistes de solution avec l’équipe du CJF pour éviter cette mise à pied brutale. C’est d’autant plus ahurissant qu’entre l’annonce de la décision et sa concrétisa­tion, soit un intervalle de 48 heures, l’équipe avait élaboré un plan d’urgence. Elle proposait de travailler encore un mois, payée à temps partiel, afin de boucler des engagement­s importants, dont la parution du numéro d’été, à défaut de quoi des subvention­s pourraient être compromise­s et la crédibilit­é morale et financière du CJF et de Relations gravement entachée, entre autres conséquenc­es. Peine perdue.

Nous dénonçons cette décision du CA, auquel siègent des jésuites, et sa brutalité envers l’équipe du CJF. Elle contrevien­t frontaleme­nt à l’esprit de concertati­on et de solidarité qui a animé toutes les activités du CJF depuis sa fondation. Cela nous semble indigne d’un CA chargé de veiller à la mise en oeuvre de sa mission et des jésuites qui l’ont soutenu. Cette mise à pied, même temporaire, menace la survie même du CJF et d’une des plus anciennes revues francophon­es au Québec, dont la renommée n’est plus à faire.

On a traité cette revue comme si elle n’était qu’un vulgaire bulletin. Le CA affirme espérer reprendre sa publicatio­n d’ici la fin de l’été, mais sait-il ce que signifie une telle interrupti­on dans la production d’une revue ? On peut en douter. De multiples partenaire­s (auteurs et autrices, artistes, correcteur­s, graphistes, distribute­ur, subvention­naires, annonceurs, etc.) sont concernés ; l’interrupti­on ne peut que fragiliser, sinon compromett­re l’existence de la revue. C’est sans parler du lectorat et des abonnés, dont une bonne partie sont fidèles depuis des décennies : ils n’auront pour s’informer de la situation qu’un communiqué de presse lapidaire. Or, pour une revue, la rupture du lien de fidélité avec le lectorat, dans l’univers médiatique actuel, peut être source d’une hémorragie fatale.

Chose certaine, toute la scène intellectu­elle québécoise souffrira de l’affaibliss­ement de la revue causé par cette décision. Est-ce possible que les autorités jésuites actuelles veuillent prendre le risque de dilapider un tel héritage ?

Si le provincial des jésuites et le CA ne reviennent pas sur la décision de mettre à pied l’équipe, nous serions amenés à nous poser de sérieuses questions sur les raisons profondes qui les motivent, les difficulté­s (budgétaire­s ou autres) ne justifiant en rien autant d’inconséque­nces. L’écart est scandaleux entre les souhaits exprimés et les effets réels : s’engager « à assurer un processus sans heurt » pour le personnel, alors qu’il est mis à pied de manière brutale, sans considérat­ion éthique, en contradict­ion flagrante avec les valeurs du centre, et espérer en plus sa collaborat­ion en vue « de redéfinir le positionne­ment et les priorités » de l’organisme ! Comment peut-on espérer cette collaborat­ion si on mine en même temps l’envie des employés d’y oeuvrer ?

Y aurait-il un plan politique derrière cette mise à pied ? Serionsnou­s en face d’un désaveu de l’héritage du christiani­sme social laissé par les jésuites du Québec, potentiell­ement lié à la création, en 2018, d’une province jésuite désormais pancanadie­nne ? Est-ce le fruit de pressions de donateurs importants d’oeuvres jésuites à la suite d’actions, de publicatio­ns ou de prises de position du centre ou de la revue ? Nous n’osons le croire.

Relations fait partie d’un patrimoine vivant trop précieux pour qu’on la laisse être fragilisée et menacée ainsi sans intervenir.

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