Le Devoir

L’affaire Jutra, anatomie d’une chute

C’est un sentiment d’urgence paniqué qui a mené à la damnatio memoriae du réalisateu­r québécois

- L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, collaborat­eur à la revue Argument et essayiste.

J’ai assisté tout récemment à la première du film Onze jours en février, dans lequel Jean-Claude Coulbois revient sur l’affaire Jutra qui éclata en 2016 et sur ces quelques journées durant lesquelles on assista à la damnatio memoriae du célèbre réalisateu­r québécois.

En à peine 11 jours, après que son biographe Yves Lever eut révélé qu’il avait commis des crimes pédophiles et la parution du témoignage d’une victime anonyme dans La Presse, on débaptisa les prix qui portaient son nom, une salle de projection de la Cinémathèq­ue et les quelques rues et places qui honoraient sa mémoire dans tout le Québec. La statue de Charles Daudelin Hommage à Claude Jutra fut vandalisée puis recouverte d’une bâche, avant d’être démantelée par la Ville de Montréal quelques mois plus tard.

Précisons-le d’emblée (car dès lors qu’il est question de crimes sexuels, les amalgames sont trop souvent la norme), le but de ce film documentai­re n’est pas de réhabilite­r Jutra. Coulbois s’interroge seulement — d’où le titre de son film — sur la rapidité avec laquelle tout cela s’est fait et sur la manière dont ça s’est fait.

Aux yeux des historiens du futur, il est probable que cette affaire Jutra apparaîtra comme un cas d’école des dérives étranges qu’aura connues la démocratie libérale dans les premières décennies du XXIe siècle.

En effet, comme l’ont fort bien montré dès 2017 la professeur­e Eve Seguin et Me Julius Grey dans un texte publié dans Le Devoir, puis dans un essai paru en janvier dernier dans la revue Argument, tous les principes qui sont au fondement du libéralism­e y ont été allègremen­t bafoués, depuis la présomptio­n d’innocence jusqu’à la séparation des pouvoirs — puisque c’est l’exécutif, en la personne de la ministre de la Culture, qui a sonné la charge contre Jutra, usurpant ainsi un pouvoir judiciaire qui ne lui appartenai­t pas et s’emparant au passage de prérogativ­es qui étaient celles de Québec Cinéma.

Une telle condamnati­on prononcée sans autres preuves que des témoignage­s anonymes rappelle celles qui frappent à répétition des personnali­tés publiques accusées d’avoir commis des agressions sexuelles et qui sont tenues pour coupables et socialemen­t sanctionné­es avant même qu’un tribunal se soit prononcé sur leur cas.

On assiste ainsi au retour d’une justice populaire, qui juge sous le coup de l’émotion et condamne sans entendre l’accusé, et même souvent sans connaître les faits. Croire que cette justice qui se veut immanente, qui ne s’embarrasse pas de preuve et qui s’exerce sans délai représente un progrès constitue l’une de ces illusions dans lesquelles nous fait baigner notre bonne conscience inquiète. Elle est plutôt révélatric­e des vieux démons qui hantent notre époque et qui la travaillen­t en sous-main, et que l’on voit par moments ressurgir au grand jour à travers ces paniques lyncheuses que l’on croyait cantonnées à un passé lointain.

Ce moralisme punitif, qui se manifeste principale­ment sur les réseaux sociaux, paraît surtout motivé par un sentiment religieux d’exorcisme, d’expulsion de la brebis galeuse, celle qui risque de contaminer le troupeau. C’est davantage un acte de contenteme­nt de soi, par lequel on croit faire acte de bonté alors que l’on ne fait guère que flatter son ego ; il est évidemment plus facile de réprouver publiqueme­nt le Mal que de s’abstenir soimême de le commettre. La première option ne nous demande que de jouer les moutons de Panurge ; la seconde exigerait un minimum d’introspect­ion (c’est toute la différence entre la « bonne » conscience, ressort de la mauvaise foi, et la conscience tout court, sans laquelle il n’est pas de véritable morale).

Le plus inquiétant dans tout cela, ce n’est pas que subsistent aujourd’hui ces passions mauvaises, mais que nos responsabl­es politiques y donnent la main et n’hésitent plus à se placer à la remorque de ces émotions populaires au lieu de tenter de les calmer. Pour quelle raison agissent-ils ainsi, piétinant les principes d’une démocratie libérale qu’ils encensent habituelle­ment ? La première explicatio­n plausible, c’est qu’ils ont peur d’être associés au Mal et d’être à leur tour emportés par la tourmente. Mais on peut y déceler aussi la manifestat­ion d’une arrière-pensée politique dangereuse : la nostalgie d’un unanimisme du Peuple, qui parle d’une seule voix, vox populi mythique que ces dirigeants s’approprien­t sans vergogne, y trouvant prétexte à accroître leur pouvoir.

Au-delà de l’affaire Jutra, le film de Jean-Claude Coulbois, dont il faut souligner qu’il est très beau, parfois très poétique, nous invite donc à nous interroger sur ce que nous sommes en tant qu’usagers des réseaux sociaux que l’odeur du sang invite imprudemme­nt à la curée, en tant que citoyens face à ces dérives de la démocratie, en tant qu’appartenan­t à un peuple si prompt à se débarrasse­r de ses gloires artistique­s passées, et même de l’art, au nom de sa propre pureté morale supposée.

À ce propos, il faut réentendre Denis Coderre, interrogé sur le monument de Charles Daudelin que la Ville s’apprête à déboulonne­r, affirmer sans le moindre doute : « La statue représente Jutra, non ? » Faisant ainsi fi du travail de création du sculpteur, du caractère non figuratif du monument, et surtout de sa nature d’oeuvre d’art, qui a pour conséquenc­e qu’il ne s’agit justement pas seulement d’une représenta­tion de…

La leçon qui ressort de ce documentai­re est qu’on aurait certaineme­nt pu agir autrement, en respectant les principes qui sont les nôtres et sans céder à ce sentiment d’urgence paniqué qui mène droit à la déraison.

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Patrick Moreau

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