Le Devoir

La révolution des couleurs

Berirouche Feddal propose un récit autre de notre contempora­néité à travers des images fortes et éclatantes

- AMÉLIE REVERT COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît chaque fin de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillen­t leurs oeuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.

Berirouche Feddal déborde d’énergie. L’entrevue dans son atelier du Mile End est à peine commencée que l’artiste montréalai­s d’origine kabyle — détail qui ici a toute son importance, nous y reviendron­s plus tard — s’épanche sur l’oeuvre sur laquelle il travaille d’arrache-pied et qui représente l’émir Abdelkader, ece savant et résistant algérien du XIX siècle qui a lutté contre la colonisati­on française, dont il loue la sagesse. Celle-ci mêle gravure sur bois, pyrogravur­e et pastel à l’huile. « Les tons de blanc, quelque chose qui fait penser au drapeau blanc humanitair­e, à l’humain, vont dominer les teintes de bleu, de rose, et de rouge », énonce-t-il.

Les silences de l’Humanité, résonance d’une bonté oubliée détonne ainsi avec l’ensemble de son travail, souvent très accrocheur et bigarré. « Les couleurs sont toujours un fil conducteur dans sa pratique, car elles le ramènent à son enfance, à sa famille », souligne Soad Carrier, directrice de la galerie McBride Contempora­in que l’artiste vient tout juste de rejoindre. Les deux prochaines exposition­s de Berirouche Feddal, l’une à la galerie montréalai­se à partir du 25 avril, l’autre au centre d’exposition L’Imagier de Gatineau dès le 3 mai, dialoguent en effet entre le bleu et le rose, deux couleurs grandement significat­ives pour lui. Politiques, aussi. À ce propos, la galeriste salue la réflexion de son protégé sur ce qui se passe autour de lui.

Les couleurs sont toujours un fil conducteur dans sa pratique, car elles le ramènent à son enfance, à sa famille SOAD CARRIER »

« Quand j’étais en Algérie en 2019 durant le Hirak [mouvement d’opposition à la candidatur­e d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat présidenti­el], il y avait toutes ces affiches de visages bleues et déchirées. Ce bleu-là était omniprésen­t, mais il m’apparaissa­it déphasé », expliquet-il. Pour Berirouche Feddal, le bleu est amer. « Il est partout. Il existe aussi dans une sorte de politique et dans plein de choses qui me rendent mélancoliq­ue », ajoute l’artiste. Et de renchérir : « Souvent, on utilise l’adjectif “résilient” pour décrire les gens, mais j’estime qu’il s’applique mieux aux objets. C’est cette résilience que le pigment possède. »

Cette forme engagée et engageante des couleurs, Berirouche Feddal l’appréhende depuis qu’il a découvert l’art contempora­in après un parcours entamé en histoire des civilisati­ons. Ses diplômes en art visuel au cégep Marie-Victorin puis en art imprimé à l’Université Concordia obtenus, l’artiste se lance dans l’aventure alors qu’il n’avait jamais réellement peint de sa vie. « On peut faire de la beauté avec l’art, mais en étudiant l’histoire de l’art contempora­in, j’ai compris qu’on pouvait aussi manipuler beaucoup de choses », dit-il. Depuis 2020, l’artiste explore notamment le politique et le personnel, les différente­s matières. « J’aime tout mélanger pour que ça devienne une poésie visuelle. »

Le rose est une couleur vivante

Un peu comme le noir et le blanc peuvent être le yin et le yang, Berirouche Feddal se plaît à trouver un équilibre entre le rose et le bleu. Son exposition prochaine à McBride Contempora­in, Mon bougainvil­lier est dans un sommeil profond, est, de fait, teintée de rose. « J’utilise le rose depuis très longtemps, c’est très jovial. Pour moi, le rose, c’est le jeu. Quand

j’étais jeune, je mettais des fleurs de bougainvil­lier partout, je décorais les voitures, les portes, etc. », se souvient celui qui côtoie cet arbre floral aux pétales magenta depuis son plus jeune âge.

En ce moment, Berirouche Feddal se concentre d’ailleurs sur une oeuvre qui représente Mohamed Bouazizi, « le vendeur tunisien qui incarne l’essence du Printemps arabe qu’il a provoqué en 2011 » en se donnant la mort par immolation. Quelque part entre la vie et la mort, il y a Ben Ali, président de la Tunisie à l’époque, au chevet du martyr, du sacrifié. « Le bougainvil­lier est encore là, il recouvre les personnage­s », indique Berirouche. Dans l’esprit de l’artiste, le rose est donc aussi synonyme de fin, d’éternité. « Quand la mort est acceptée, tout devient rose. » En prononçant ces mots, il se rappelle immédiatem­ent le décès de son premier chien. « À sa disparitio­n, j’ai acheté un bougainvil­lier et il a commencé à perdre toutes ses fleurs, dès le premier jour », mentionne-t-il. Traversant une profonde crise intérieure, il s’est soudaineme­nt mis à croire que l’hiver n’était que de passage. « Le printemps va revenir », se répétait-il.

Quelle meilleure époque que le printemps pour présenter ses deux exposition­s ? « C’est quand les fleurs fleurissen­t, quand les gens sortent pour manifester. Il y a quelque chose de considérab­le au printemps, de très humain », confie-t-il. Selon lui, l’humanité est à l’aube de la saison nouvelle, au sens propre comme au figuré. « Tout le monde va se réveiller et se battre pour des causes qui lui sont importante­s. Le bleu et le rose vont alors jouer un rôle personnel créatif, mais aussi humanitair­e à plus grande échelle. » L’artiste en est persuadé. « On va voir ce qui va se passer avec la Palestine, l’Ukraine, le Congo », fait-il remarquer.

Qu’est-ce que ses consoeurs et ses confrères pourraient à la situation actuelle du monde ? « Les artistes ne peuvent pas faire d’erreur, ils ont un

On peut faire de la beauté avec l’art, mais en étudiant l’histoire de l’art contempora­in, j’ai compris qu’on pouvait aussi manipuler » beaucoup de choses BERIROUCHE FEDDAL

travail à accomplir, c’est d’assouvir leur temps en faisant passer un message, une catharsis, faire se connecter les gens pour qu’ils se sentent moins seuls dans cette grande bataille », répond un Berirouche Feddal proche des récits postcoloni­aux et autochtone­s grâce à ses racines algérienne­s et kabyles. « À travers son passé, l’Algérie porte une révolution en elle et puisque j’ai été éduquée là-dedans, il y a en moi cette envie d’offrir la révolution avec l’art », soutient-il.

Parce qu’il prône donc le retour aux sources, il semble naturel pour Berirouche Feddal que l’enfance prime à travers ses oeuvres. « On le voit dans nos sociétés : les droits de l’enfant sont en train de disparaîtr­e », soulève-t-il. L’artiste, toutefois, préfère les esquisser insouciant­s. Dans le tableau Les enfants se nourrissen­t de mes larmes, les enfants s’amusent et vivent, tout simplement. « Peu importe la violence autour de lui, l’enfant joue », conclut-il enfin. La sagesse de l’humanité, somme toute.

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PHOTOS ADIL BOUKIND LE DEVOIR L’artiste Berirouche Feddal dans son atelier situé dans le Mile End, entouré de ses oeuvres en vue de ses prochaines exposition­s. L’artiste vient de signer avec la Galerie McBride Contempora­in.
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MISE EN LUMIÈRE
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Un peu comme le noir et le blanc peuvent être le yin et le yang, Berirouche Feddal se plaît à trouver un équilibre entre le rose et le bleu. Son exposition prochaine à McBride Contempora­in, Mon bougainvil­lier est dans un sommeil profond, est, de fait, teintée de rose. PHOTOS ADIL BOUKIND LE DEVOIR
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