Le Devoir

MORDECAI RICHLER

- NADINE BISMUTH

Saint-Urbain. « J’étais comme tout le monde, se souvient Paul Gagné. Je croyais le connaître parce que les gens parlaient de lui, et je n’avais pas lu ses livres déjà traduits. Ce qui n’était pas une mauvaise posture pour aborder ce travail colossal. Disons-le : dans ses romans, il y a somme toute très peu d’attaques contre les Canadiens français. À l’opposé, le thème du rapport au père, et aux aînés, est très présent. »

Le regard de Paul Gagné et de Lori Saint-Martin sur l’oeuvre romanesque de Mordecai Richler fut couronné de plusieurs prix, dont celui du Gouverneur général en 2018 pour la traduction du Monde selon Barney, ainsi qu’en 2015 pour Solomon Gursky. Par contre, celui de leurs prédécesse­urs a surtout provoqué un effet repoussoir, marqué par un style franco-français témoignant d’une méconnaiss­ance profonde des réalités canadienne et québécoise. Dans Le monde selon Barney, Maurice « Rocket » Richard devient « La Fusée », et « le traducteur a utilisé la terminolog­ie du soccer pour l’appliquer au hockey », s’étonne encore Paul Gagné, heureux qu’un éditeur français, Les Éditions du sous-sol, ait acquis les droits de leurs propres traduction­s des romans de Richler.

C’est lors d’un passage à la Foire du livre de Turin, en Italie, que l’écrivaine (Scrapbook, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles) et scénariste (Projet Innocence, Un lien familial) Nadine Bismuth a réalisé sa méconnaiss­ance de Mordecai Richler. Les lecteurs italiens estimaient grandement Le monde selon Barney, une popularité qui l’intriguait. Elle eut « un véritable choc » en y découvrant « un authentiqu­e écrivain montréalai­s sachant parfaiteme­nt mettre en scène sa ville ». Il a d’ailleurs souvent dit que Montréal était le seul endroit au Canada où il pouvait vivre.

Pour y voir de plus près, Nadine Bismuth a non seulement plongé dans son univers, mais s’est aussi donné pour mission de le faire connaître, sélectionn­ant une quinzaine d’essais traduits par l’écrivaine Dominique Fortier et réunis dans Un certain sens du ridicule (Boréal). « Dans ce recueil, on a vraiment accès au quotidien de Richler, à une petite partie de son intimité, où il reconnaît qu’écrire, c’est difficile. Mais comme tous le savent, il ne manquait pas de contradict­ions, méprisant des écrivains devenus des personnali­tés publiques, Norman Mailer par exemple, sans visiblemen­t être capable de se regarder tel qu’il était ! »

Parmi les autres paradoxes entourant la vie et l’oeuvre de Richler, on compte bien sûr sa conscience aiguë des barrières érigées par les classes sociales, ainsi qu’une nostalgie évidente pour l’enfance marquée par la pauvreté et la marginalit­é. Ce qui le rapproche, selon Nadine Bismuth, de Gabrielle Roy. « On perçoit quelque chose de similaire dans leur démarche, souligne-t-elle, un réel besoin de retourner souvent vers leur jeunesse, et cette envie d’aller ailleurs, de s’exiler, pour enfin devenir des écrivains. » Elle n’hésite pas à établir des comparaiso­ns entre Rue SaintUrbai­n et Rue Deschambau­lt, « deux livres où l’on retrouve beaucoup de tendresse et de mélancolie ».

Pour ceux et celles qui voudraient mettre de côté le passé polémiste de Richler et tenter d’oublier les écarts de langage de celui qui assimilait la chanson-thème du Parti québécois lors de l’élection de novembre 1976 à un chant nazi, Pierre Anctil recommande justement Rue Saint-Urbain, « de beaux portraits de sa famille, de sa communauté, après la Deuxième Guerre mondiale, mais sans la complexité que l’on retrouve dans Solomon Gursky. À mon avis, c’est son chefd’oeuvre, un grand tableau à la fois culturel, politique, économique et littéraire, mais parfois dur à décoder si nous ne possédons pas certaines clés pour comprendre la culture juive ».

Quant à Mordecai Richler, derrière son air renfrogné et ses boutades provocante­s, il fut lui aussi difficile à décoder. Ses romans et ses contes pour enfants arriveront-ils un jour à effacer ses écarts de langage ? « Vous et moi, plus de 20 ans après sa mort, plusieurs décennies après ses déclaratio­ns malheureus­es pendant les deux référendum­s, nous en parlons encore… » conclut Pierre Anctil.

Dans ce recueil [Un certain sens du ridicule], on a vraiment accès au quotidien de Richler, à une petite partie de son intimité, où il reconnaît qu’écrire, c’est difficile. Mais comme tous le savent, il ne manquait pas de contradict­ions, méprisant des écrivains devenus des personnali­tés publiques, Norman Mailer par exemple, sans visiblemen­t » être capable de se regarder tel qu’il était !

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