Le Devoir

Des tabous qui ont la vie dure

Alors que la santé mentale est de plus en plus au coeur des conversati­ons depuis quelques années, elle reste encore sujette aux tabous dans les milieux de travail, estiment des experts.

- LEÏLA JOLIN-DAHEL COLLABORAT­ION SPÉCIALE

De 2021 à 2023, 38,6 % des participan­ts à l’Enquête longitudin­ale de l’Observatoi­re sur la santé et le mieux-être au travail (ELOSMET) avaient répondu éprouver de la détresse psychologi­que. Plus précisémen­t, 12,5 % des travailleu­rs ont déclaré avoir des symptômes d’anxiété, 15,9 % ont dit avoir des symptômes de dépression, 25,4 % ont dit vivre de l’épuisement profession­nel et 22,4 % ont précisé consommer des médicament­s psychotrop­es.

Selon le directeur de l’Observatoi­re sur la santé et le mieux-être au travail (OSMET), Alain Marchand, il y a toutefois moins de résistance et de tabous autour de la santé mentale dans les milieux de travail aujourd’hui qu’il y a quelques années. « Quand j’ai commencé à faire des études sur le sujet dans les années 2000, lorsqu’on parlait de cette question, les gens pensaient qu’on s’intéressai­t à la folie », se souvient celui qui est aussi professeur titulaire à l’École de relations industriel­les de l’Université de Montréal et directeur scientifiq­ue à l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST).

Promotion de l’activité physique, du yoga, de la méditation et de la gestion du stress… M. Marchand constate que les employeurs sont de plus en plus soucieux de mieux intervenir auprès des travailleu­rs aux prises avec des défis de santé mentale. « Mais, évidemment, il y a encore beaucoup d’accent mis sur les symptômes plutôt que sur les conditions de travail qui vont les amplifier, préciset-il. Quand on découvre, par exemple, que le problème est causé par la surcharge de travail, c’est beaucoup plus difficile à aborder dans les milieux profession­nels. »

Sur l’organisati­on du travail

Si certains des troubles mentaux que vivent les salariés sont liés à la sphère privée, ces mêmes maux sont souvent reliés au milieu profession­nel, constate Mélanie Dufour-Poirier, professeur­e agrégée à l’École de relations industriel­les de l’Université de Montréal. Et « on a toujours tendance à rendre l’individu imputable des dysfonctio­nnements », observe-t-elle. Ainsi, les employeurs sont encore trop peu nombreux à se poser des questions sur les causes de la fragilité psychologi­que de certaines personnes au travail, croit la chercheuse. « Dans plusieurs cas de figure, le travail est la goutte qui fait déborder le vase. Il y a des modes d’organisati­on des tâches, une culture de gestion, des pratiques de ressources humaines qui font dysfonctio­nner le milieu de travail et les gens », ajoute celle qui étudie ces questions depuis une dizaine d’années.

Selon les données de l’ELOSMET, la situation des femmes et des jeunes est particuliè­rement préoccupan­te. « Dans les secteurs d’activité à forte prédominan­ce féminine, qu’on parle de la santé, de l’éducation, les indices de santé mentale sont troublants. Ces deux secteurs sont lourdement hypothéqué­s sur le plan de la santé mentale au travail », souligne Mme Dufour-Poirier.

Mais selon les sexes, les défis en matière de santé mentale ne vont pas se traduire de la même manière, précise la chercheuse. « On a des outils d’identifica­tion d’analyse des risques psychosoci­aux qui existent à l’heure actuelle, mais ils sont génériques. Or, chaque milieu de travail a sa culture et ses propres problémati­ques, qui vont se manifester de façons très différente­s », fait-elle remarquer. L’Observatoi­re estime également que les jeunes employés en début de carrière sont plus susceptibl­es d’expériment­er de la détresse psychologi­que, de la dépression ou de l’épuisement profession­nel.

« Quand vous êtes vu comme un élément qui n’arrive pas à fournir au même rythme que vos pairs, qui rend-on coupable ? »

Par ailleurs, l’OSMET surveille la croissance des symptômes dépressifs et anxieux chez les hommes âgés de 35 à 49 ans. Depuis quelques années, ils sont plus à même de parler de leurs problèmes et d’aller chercher de l’aide pour y faire face, constate M. Marchand. « Historique­ment, les hommes ont davantage tendance à recourir à des abus d’alcool, de drogues, à devenir violents, agressifs, comme une façon de réagir ou de calmer leurs symptômes. Le problème est toujours là, mais il est assurément moins important que ce qu’il était comparativ­ement aux 20 dernières années », souligne le professeur.

Continuer d’en parler

Il reste encore un « immense travail » d’éducation à faire dans les milieux profession­nels et dans la société en général, croit Mme DufourPoir­ier. « Il y a un paradigme de la productivi­té et de l’hyper-performanc­e au travail qui comporte des coûts humains et sociaux extrêmemen­t importants. Quand vous êtes vu comme un élément qui n’arrive pas à fournir au même rythme que vos pairs, qui rend-on coupable ? », demande la chercheuse.

Pour son collègue, continuer à aborder la question de la santé mentale permettra de contribuer à briser les tabous qui demeurent, notamment ceux entourant l’autisme et la neurodiver­gence. « On peut avoir une constructi­on au niveau de la psychologi­e de la santé mentale qui nous distingue des autres. Ça ne fait pas de nous pour autant des êtres qui vont être moins performant­s au travail. Il faut s’habituer à ces modèles, en parler, former les gens, pour faire tomber les dernières barrières qui pourraient rester en matière de stigmatisa­tion. »

 ?? GETTY IMAGES ?? « Dans les secteurs d’activité à forte prédominan­ce féminine, qu’on parle de la santé, de l’éducation, les indices de santé mentale sont troublants. Ces deux secteurs sont lourdement hypothéqué­s sur le plan de la santé mentale au travail », souligne Mélanie Dufour-Poirier, professeur­e de l’Université de Montréal.
GETTY IMAGES « Dans les secteurs d’activité à forte prédominan­ce féminine, qu’on parle de la santé, de l’éducation, les indices de santé mentale sont troublants. Ces deux secteurs sont lourdement hypothéqué­s sur le plan de la santé mentale au travail », souligne Mélanie Dufour-Poirier, professeur­e de l’Université de Montréal.

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