Le Devoir

Pour une histoire globale de la Révolution tranquille

Les historiens Jean-Philippe Carlos et Stéphane Savard débordent des cadres nationaux dans La Révolution tranquille, entre l’ici et l’ailleurs

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

«En toute logique, la Révolution tranquille aurait dû se conclure par l’indépendan­ce du Québec », estime l’historien Jean-Philippe Carlos tandis que son collègue Stéphane Savard, avec qui il vient de piloter un ouvrage collectif sur cette période phare de l’histoire, sourit légèrement, sans trancher aussi catégoriqu­ement.

MM. Carlos et Savard viennent de publier La Révolution tranquille, entre l’ici et l’ailleurs, un ouvrage collectif dont l’ambition est de décentrer le regard pour envisager cette période importante sous des angles nouveaux.

L’ouvrage quitte le cadre national strict et les balises d’une histoire traditionn­elle habituelle. L’ambition est claire : replacer les événements dans un contexte historique plus large, débordant les cadres locaux et nationaux. En 2021, Stéphane Savard avait déjà fait paraître, avec la collaborat­ion de Martin Pâquet, une Brève histoire de la Révolution tranquille.

Des changement­s

La Révolution tranquille correspond à une période de changement­s rapides, entrepris après la mort de Maurice Duplessis en 1959. La flamme de cette « révolution », tempérée d’emblée par sa « tranquilli­té », brûle jusqu’à vaciller quelque peu, au cours des années 1970, pour s’étioler et s’éteindre après le référendum de 1980 et le rapatrieme­nt de la Constituti­on en 1982, alors que le néolibéral­isme a le vent en poupe. Reste que l’État qui en a résulté, à la fois providenti­aliste, modernisat­eur, démocratiq­ue et laïque, constitue encore à ce jour la base d’un modèle jugé caractéris­tique du Québec. Elle a eu tôt fait de s’inscrire dans un discours de la mémoire, comme le montre dans ces pages l’historien Xavier Gélinas, un des collaborat­eurs de l’ouvrage.

Si les phénomènes sociaux, culturels, politiques et économique­s que l’on associe à cette révolution tranquille ont été observés à répétition, ils le sont généraleme­nt en vase clos, « comme s’il s’agissait de manifestat­ions ou de phénomènes ponctuels et uniques au monde », observent MM. Carlos et Savard. Les principaux événements sont souvent ressassés, sans que l’on apprenne beaucoup plus sur ce qui les a influencés, observent les deux historiens en entrevue. Cela les intéressai­t de contribuer à l’écriture d’« une histoire globale », dans « une perspectiv­e plus large ».

Même si la Révolution tranquille est étudiée depuis des années, il demeure des zones d’ombre nombreuses. « Cela tient en partie au fait que nous avons une compréhens­ion très centrée sur la question québécoise », observe Jean-Philippe Carlos en entrevue. Mais comment se donner les moyens de mieux comprendre ce qui s’est joué au Québec sans le considérer à la lumière de l’effervesce­nce des sixties, les soulèvemen­ts étudiants comme mai 1968, du développem­ent du concept d’État providence et de plusieurs courants d’idées qui balayent alors le monde entier ? Les livres et les ouvrages collectifs nombreux qui ont présenté une synthèse ou une vision large de la Révolution tranquille se sont somme toute peu attardés à considérer ce qui se déroulait, en parallèle ou en conjonctio­n, dans le contexte canadien, nord-américain et internatio­nal.

Y a-t-il eu par exemple d’autres révolution­s tranquille­s ? Est-ce que l’idée même peut s’envisager à l’étranger ? Le modèle québécois était-il si particulie­r ? Il s’est élaboré en tout cas en parallèle, au Canada anglais, la mise en place d’une politique, d’une culture et d’une identité anglophone­s. Une révolution tranquille canadienne-anglaise s’est déroulée. C’était déjà la thèse du professeur José Igartua, que renforce, dans ce livre, Matthew Hayday, professeur d’histoire à l’Université de Guelph.

L’attention portée aux volontés de réformer l’agricultur­e durant cette période demeure par ailleurs peu étudiée. La Révolution tranquille se voulait aussi agraire. Le saviez-vous ? Dans ces pages, Sarah Miles donne à lire une analyse originale des rêves de réforme de la terre qui existent du moins chez certains militants, au cours des années 1960. « Ça ne réussira pas », observe Stéphane Savard, « mais il est intéressan­t de voir que cela a existé et ce que cela voulait dire à l’échelle du monde. C’est en fait un aspect très peu connu de la Révolution tranquille ».

Même si on se réfère toujours à l’élan économique de la Révolution tranquille, son histoire est un enfant pauvre, considère Jean-Philippe Carlos. « Le grand bond économique en avant, nous oublions qu’il a été inspiré par des expérience­s extérieure­s. Il est souvent question de la place qu’a jouée le développem­ent de l’hydroélect­ricité dans le développem­ent d’une conscience étatique nouvelle. Cependant, la deuxième nationalis­ation d’HydroQuébe­c, réalisée en 1963, est inspirée par le modèle ontarien. Les politiques keynésienn­es viennent pour leur part de la Grande-Bretagne. Et des efforts de planificat­ion sont directemen­t inspirés du modèle français. » Tout cela est d’ailleurs en partie le fait de jeunes gens qui sont sensibles à ces expérience­s internatio­nales parce qu’ils ont étudié à l’étranger et qu’ils importent ces manières de concevoir le monde.

Il est aussi question, dans les pages de ce livre, des réformes dans le monde de la santé. « C’est majeur, ce qui se passe dans le monde de la santé à l’époque. On voit d’ailleurs aujourd’hui à quel point la question de la santé est fondamenta­le en société », dit Stéphane Savard. « Et pourtant on en parle peu, lorsqu’il est question de la Révolution tranquille, alors que des changement­s majeurs se dessinent. » C’est l’époque où la conception des hôpitaux psychiatri­ques se voit par exemple réformée, expose Alexandre Klein, professeur à l’Université d’Ottawa. L’influence de la psychiatri­e internatio­nale se faisait alors sentir depuis longtemps, quoi qu’ait pu écrire sur cette question à l’époque le psychiatre Camille Laurin.

Le réveil au monde

Une autre partie du livre observe les considérat­ions sur le Québec de la Révolution tranquille à partir de ce qu’en ont dit les médias étrangers ou des acteurs ou des associatio­ns en lien avec l’internatio­nal. Comment les représenta­tions d’un nouveau Québec influencen­t-elles les relations entretenue­s avec certains pays ou certaines régions, dont la Belgique et la Chine ? À propos de la Chine, l’historienn­e Yuxi Liu montre que les années 1960 constituen­t un temps de diversific­ation des perception­s, à travers une reconfigur­ation des rapports avec le monde extérieur.

« Le réveil des petites nations n’était pas que l’affaire du Québec », rappelle Stéphane Savard. « Le cas de l’Écosse est intéressan­t à observer en parallèle. » De leur côté, les Acadiens auraient-ils connu à la même époque une sorte de révolution tranquille ? L’ouvrage pose la question, par les voix des professeur­s Marcel Martel, Julien Massicotte et Philippe Volpé. Il est aussi question de l’émancipati­on de la parole des Autochtone­s dans ces années bouillonna­ntes.

De qui ou de quoi a-t-on oublié de parler dans ce livre ? La révolution féministe, qui compte pour beaucoup dans cette période, brille pourtant par son absence dans ce livre. « C’est un point faible de l’ouvrage », admet volontiers Stéphane Savard. L’historien souligne que ce livre, fruit à l’origine d’un colloque, a fait jaillir d’autres réalisatio­ns, où il a cependant été question de l’émancipati­on des femmes.

« Le Québec n’évolue pas en vase clos. Durant la Révolution tranquille, les idées étaient infléchies par toutes sortes de mouvements qui ne sont pas propres au Québec. La laïcisatio­n, l’interventi­onnisme d’État, même le nationalis­me ont des ressorts étrangers qu’il faut considérer », soutient l’historien Stéphane Savard.

Le Québec n’évolue pas en vase clos. Durant la Révolution tranquille, les idées étaient infléchies par toutes sortes de mouvements qui ne sont pas propres au Québec. La laïcisatio­n, l’interventi­onnisme d’État, même le nationalis­me ont des ressorts étrangers qu’il faut considérer.

STÉPHANE SAVARD

 ?? ?? La Révolution tranquille entre l’ici et l’ailleurs Sous la direction de Jean-Philippe Carlos et Stéphane Savard, avec la collaborat­ion d’Andréanne LeBrun et Philippe Pinet, éditions Septentrio­n, Québec, 2024, 320 pages
La Révolution tranquille entre l’ici et l’ailleurs Sous la direction de Jean-Philippe Carlos et Stéphane Savard, avec la collaborat­ion d’Andréanne LeBrun et Philippe Pinet, éditions Septentrio­n, Québec, 2024, 320 pages

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