Téléviseurs à reconnecter
Toutes proportions gardées, des émissions présentées à Radio-Canada, à Noovo ou à TVA remportent des succès d’écoute à rendre jaloux les diffuseurs de plusieurs pays. Mais pour combien de temps encore ? Désormais, lorsqu’un consommateur acquiert un téléviseur, l’écran d’accueil qu’on lui impose comporte un ensemble de propositions, souvent en anglais seulement, qui n’ont pas grand-chose à voir avec les préférences de la plupart des Canadiens. Dans un reportage diffusé en mars à Enquête, on apprend que les téléviseurs connectés couramment vendus dans les commerces de détail sont souvent configurés de manière à exclure les contenus produits ici.
En raison de l’affligeant retard à mettre nos lois à niveau, les fabricants ont la faculté de configurer à leur guise les appareils qu’ils proposent sur le marché canadien. Ils n’ont pas à tenir compte du fait qu’il existe ici des créatrices et créateurs qui produisent des musiques et des émissions télévisuelles originales. La personne qui se procure aujourd’hui un téléviseur est en situation d’ignorer l’existence de TVA, Noovo, Radio-Canada ou Télé-Québec ! L’opinion publique s’émeut pour des questions infiniment plus dérisoires !
Par exemple, dans le reportage d’Enquête, l’appareil acquis par le citoyen montréalais ne comportait pas les applications de Radio-Canada, de TVA, de Noovo ni de Télé-Québec. C’est sans compter les télécommandes qui comportent des touches spécifiques associées uniquement à des services étrangers, comme Netflix ou Amazon Prime, alors qu’elles occultent la plupart des services canadiens de programmation.
Les configurations par défaut s’imposent à l’usager. Parfois, elles peuvent être modifiées, souvent au prix d’efforts qui ne sont pas toujours à la portée de tous. Surtout, rien ne garantit que les consommateurs puissent installer des applications qui donnent accès aux télévisions canadiennes. À Enquête, Marie Collin, p.-d.g. de Télé-Québec, déplore que, sur certains équipements, il ne soit pas possible d’installer l’application de ce diffuseur.
Des données qui valent de l’or
Les téléviseurs connectés soulèvent d’autres questions. Lorsqu’il en installe un, le consommateur est invité à « consentir » à la collecte de données qui peuvent être générées par l’appareil. De telles données sur ses habitudes d’écoute et d’autres informations peuvent ainsi être transmises au fabricant et à ses partenaires commerciaux. Il y a là une illustration du caractère certes nécessaire, mais insuffisant du « consentement » individuel pour encadrer la collecte et le traitement de données personnelles. Il faut des réglementations obligeant les entreprises qui collectent de telles masses de données à rendre compte de ce qu’elles en font.
En effet, ces données alimentent les algorithmes qui génèrent les recommandations acheminées aux usagers. Elles n’intéressent pas que les individus placés devant le faux choix de « consentir » ou de renoncer à connecter leur téléviseur. Ces données massivement collectées sont des ressources essentielles pour comprendre les habitudes, générer de la valeur et vendre des publicités. Elles sont accaparées sans sérieuse contrepartie par les multinationales qui dominent le marché. Et pendant qu’on laisse faire cet accaparement au profit des multinationales, on s’épuise ici à déplorer que la base de financement de nos médias s’effrite.
Les réglages par défaut des sites Web ou des objets connectés imposent leurs conditions sans qu’il soit pratiquement possible de connaître leurs modes de fonctionnement. Persister à considérer ces dispositifs comme relevant tout bonnement des « pratiques commerciales » et du consentement individuel est d’une décourageante naïveté. Une naïveté qui explique le retard des autorités publiques à imposer de vraies obligations aux fabricants et à toutes les entreprises qui configurent des objets et valorisent les données qu’ils génèrent. Cet immobilisme équivaut à cautionner les risques de manipulation qui peuvent forcément résulter de ces procédés.
Par exemple, s’agissant des livres vendus sur Amazon, Le Monde rapportait les constats d’un rapport publié en décembre 2023, sur son système automatisé de recommandation et de recherche. Les chercheurs ont constaté non seulement qu’on fait la promotion de livres trompeurs sur la santé, l’immigration, les changements climatiques et les questions de genre, mais aussi que le système piège également les utilisateurs dans de tels récits.
Ces révélations devraient inciter le gouvernement québécois à imposer des obligations de découvrabilité aux librairies en ligne qui relèvent assurément de sa compétence. Si les algorithmes peuvent, comme le montre l’étude, favoriser les ouvrages complotistes et autres livres procédant de démarches de désinformation, il devrait être possible de le savoir et d’imposer que ces algorithmes fonctionnent selon des critères connus et publiquement critiquables.
Au fédéral, la législation impose aux entreprises de diffusion en ligne d’assurer la découvrabilité des oeuvres canadiennes. Le CRTC a entrepris des audiences afin de déterminer comment les plateformes en ligne devront assurer la mise en valeur des productions canadiennes, francophones de même que celles émanant de créateurs des Premières Nations. Le rapport Yale sur la mise à niveau des lois sur les communications rappelait que le ministre de l’Industrie devrait avoir le pouvoir d’établir et d’appliquer des normes relatives aux systèmes d’exploitation et aux logiciels des appareils de communication.
Au Royaume-Uni, une loi est en voie d’adoption pour notamment exiger que le contenu diffusé par le service public BBC et d’autres diffuseurs nationaux soit toujours facile à trouver pour le public britannique sur les appareils connectés et les plateformes en ligne.
Dans les univers connectés, la censure émane surtout des dispositifs installés par défaut par les entreprises. Les lois doivent protéger notre liberté d’accéder à des contenus produits ici… pendant qu’ils sont encore là !