Le Devoir

Le Québec enfin à l’ère moderne

- MARIE-ANDRÉE CHOUINARD

Il était temps ! Voilà sans doute la première réaction qu’inspire le dernier pan de réforme du droit familial présenté la semaine dernière par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. Plaçant l’intérêt supérieur de l’enfant au centre de ses motivation­s, le gouverneme­nt du Québec propose enfin d’adapter le droit à la réalité familiale québécoise. Le concept d’« union parentale » garantira aux parents conjoints de fait certains des droits et responsabi­lités des conjoints mariés.

Le projet de loi 56 était très attendu, c’est le moins qu’on puisse dire. La dernière refonte du droit de la famille digne de ce nom date du début des années 1980.

Depuis, la compositio­n de la famille a considérab­lement changé au Québec. De 1981 à 2021, la part des conjoints mariés n’a cessé de décroître au profit d’une augmentati­on de celle des conjoints de fait. Près de 42 % des couples étaient en union libre au Québec en 2021 (contre 8,2 % en 1981) ; 58 % étaient mariés (contre 91,8 % en 1981). Cela demeure une particular­ité du Québec, qui se distingue à cet égard non seulement des autres provinces canadienne­s, mais aussi d’autres nations du monde dites progressis­tes.

Cela demeurait toutefois une particular­ité que le droit québécois semblait superbemen­t ignorer, ce qui créait des failles juridiques défavorisa­nt les conjoints moins nantis et les enfants advenant une séparation. C’est ce que la Cour suprême du Canada est venue dire au Québec en 2013, dans le célèbre jugement Éric c. Lola, qui mettait en cause un milliardai­re et son ex-conjointe de fait, laquelle réclamait notamment une pension alimentair­e pour elle-même, ce que la loi ne prévoyait pas dans les cas où il n’y avait pas eu mariage. Lola a perdu sa cause. Mais, tout en reconnaiss­ant la constituti­onnalité du régime québécois, la Cour l’avait jugé discrimina­toire pour les conjoints de fait et avait enjoint au Québec d’accorder son droit à la réalité.

Onze ans plus tard, un projet de loi est sur la table. Le premier mérite qu’on doit reconnaîtr­e à la Coalition avenir Québec est bel et bien celui d’avoir accepté de dépoussiér­er le droit de la famille. Le ministre JolinBarre­tte a fait siennes les conclusion­s et recommanda­tions du comité présidé par le professeur Alain Roy, une éminence en matière de droit de la famille. En 2015, son groupe avait produit, après deux ans de dur labeur, un rapport de plus de 600 pages contenant 82 recommanda­tions. Le coeur de cet ouvrage colossal, hélas tabletté ensuite par le gouverneme­nt libéral, proposait que la porte d’entrée du Code de la famille ne soit plus le fait d’être marié, mais bel et bien d’avoir un enfant. Le ministre de la Justice a épousé cette vision des choses, ce qui est sage.

La réforme mise à l’étude propose donc que conjoints de fait et couples mariés ayant eu un enfant soient (presque) égaux devant la loi. Advenant une séparation, il y aura un partage équitable des biens (résidence familiale, meubles, voitures). Étonnammen­t, le régime enregistré d’épargneret­raite et le régime de pension sont exclus de l’équation ; on peut s’attendre à ce que ces exclusions soient remises en question lors de l’étude du projet de loi, notamment en raison de questions légitimes que cela soulève pour la protection des plus vulnérable­s dans des situations de séparation, c’est-à-dire les femmes. La réforme législativ­e n’est pas rétroactiv­e, et elle s’appliquera donc uniquement aux couples en union parentale qui auront un enfant après l’adoption de la loi.

Le fait d’y être soumis sera alors automatiqu­e : pour se retirer du régime, les couples en union parentale devront passer devant un notaire pour authentifi­er leur volonté de s’extraire de la loi. C’est aussi un pan de la réforme Jolin-Barrette, d’apparence imparfait, qui méritera une attention particuliè­re, pour la simple et bonne raison qu’il faudra éviter que ce régime d’option de retrait (opting out) ne fragilise une conjointe de fait placée en situation de vulnérabil­ité face à un conjoint exerçant une forme de contrôle sur elle. Le ministre répond à cela que le notaire devra évaluer la notion de « vulnérabil­ité » des gens devant lui, mais il nous semble que c’est une lourde responsabi­lité pour une seule personne.

Malgré ses imperfecti­ons, qu’une étude et des amendement­s pourront corriger à la faveur des commentair­es entendus, ce projet de loi constitue un formidable pas dans la bonne direction. Non seulement vient-il « marier » le droit à la réalité des familles, mais il utilise la bonne approche en centrant ses actions sur les intérêts de l’enfant. Il confirme aussi la liberté de choix des couples du Québec, ne les « mariant pas de force », mais s’assurant que, peu importe la décision qu’ils prendront quant à leur statut conjugal, enfants et conjoints ne seront pas perdants sur le plan des droits et des obligation­s.

L’étape de la consultati­on et des amendement­s possibles sera cruciale. Il est souhaitabl­e que Québec prête une attention toute particuliè­re aux arguments des groupes de défense des droits des femmes, par exemple, qui ont vu dans le projet de loi des imperfecti­ons qui fragilisen­t celles-ci plutôt que de les protéger, ce qui va à l’encontre de l’esprit du projet de loi.

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