Laurendeau, Bourgault et l’avenir
Le mois de mars marquait l’anniversaire de l’ancien rédacteur en chef du Devoir André Laurendeau. Dans un scénario fort improbable, il aurait soufflé cette année 112 bougies.
En mars 1961, sept ans avant sa mort précoce à l’âge de 56 ans, André Laurendeau reçut un cadeau d’anniversaire inattendu de la part d’un jeune militant pour l’indépendance du Québec. Pierre Bourgault, alors membre du RIN, l’invita à débattre dans les pages du journal autour de la question du « séparatisme » après que Laurendeau eut écrit quelques jours auparavant : « Même au plus fort des revendications, même quand nous subissons une injustice qui fait mal, nous gardons l’impression que ces difficultés pourraient être résolues à l’intérieur du cadre politique actuel. »
Dans ce texte datant du 20 février, Laurendeau associait le projet « séparatiste » à l’irréalisme. Reprochant à ses défenseurs d’imaginer, au-delà du fantasme, une solidarité entre les pays sous-développés et la société canadienne-française, Laurendeau peinait également à croire que le Canada se laisserait tout bonnement déchirer.
Le 7 mars, Pierre Bourgault prit la plume à son tour en ne manquant pas de faire preuve d’une très grande arrogance. C’est que le jeune homme de 27 ans estimait que Laurendeau devait agir comme un « aîné » alors qu’il choisissait plutôt de réfléchir en « vieillard ».
Mais une pensée politique profonde parvint tout de même à se faufiler au milieu des attaques personnelles : « Qu’une personne peu au courant des choses politiques et peu sensible aux réalités extérieures qui nous entourent fasse une telle déclaration, je le comprendrais. Mais comment vous, qui jouez avec ces problèmes depuis tant d’années, vous que je crois sensible, vous qui avez cru à quelque chose, comment osez-vous parler de façon si peu empirique ? »
Crise
Le Canada traverse à l’époque la crise majeure de son histoire et celle-ci trouve sa source au Québec. Ce verdict, ce n’est pas Bourgault qui le livre en mars 1961, c’est précisément André Laurendeau en 1965, à la barre de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme.
Mais en attendant, le rédacteur en chef du Devoir préfère s’en prendre à l’option « séparatiste » : « Les séparatistes sont des gens qui écrivent. Ils le font, en général, fort bien. D’ailleurs, la position séparatiste est de celles qui, à partir du nationalisme, se défendent fort bien — sur le papier. C’est une attitude claire, stimulante […] de nature à séduire les jeunes esprits. Il est normal, ou en tout cas fort acceptable, qu’on soit séparatiste à vingt-cinq ans. Cela devient plus inquiétant à trente-cinq. »
Pour Laurendeau, le projet d’indépendance du Québec « n’est pas viable, pas vivable » et ne saurait se « traduire dans les faits ». Une posture réaliste consisterait plutôt « à utiliser les pouvoirs que nous possédons. À regarder l’État provincial du Québec comme l’outil, moins puissant mais réel d’une politique qui corresponde à nos besoins et à notre pensée […]. On aurait tort, au nom d’une utopie, de s’en détourner ». Le souhait de Laurendeau ne saurait être formulé plus clairement : que la jeunesse des années 1960 se mette au service de l’autonomisme de l’État provincial dans un Canada uni.
Or, cet étrange pays aura bientôt 100 ans et Bourgault aussi est catégorique : les Canadiens français sont épuisés d’espérer qu’un jour ils seront là-bas chez eux : « Ce que vous demandez à notre peuple, c’est de vivre en héros et cela pendant toutes les années que dure la vie de chacun. Ce que vous demandez à notre peuple, c’est de se tenir au paroxysme de l’action 24 heures par jour et 365 jours par année. […] Les héros ne font que des actions héroïques. Ils savent se réserver pour ces moments. Il serait futile et peu sage de leur demander que toute leur vie soit un acte d’héroïsme. »
Déjà-vu
Cette fatigue qui résulte de l’héroïsme obstiné, Hubert Aquin l’exprimera aussi à sa manière un an plus tard dans les pages de la revue Liberté.
Un regard contemporain sur l’échange entre André Laurendeau et Pierre Bourgault inspire un sentiment de déjà-vu. Plus de soixante ans ont passé et la société québécoise semble toujours aussi égarée dans ce labyrinthe qui la ramène invariablement au même constat : celui de l’insatisfaction et de l’amertume.
En 1961, Laurendeau, se croyant réaliste, misait sur l’affirmation du Québec dans le Canada et l’autonomisme. Mais c’est Bourgault, l’indépendantiste, qui eut le dernier mot le 22 mars en citant André d’Allemagne : « Que nous utilisions pleinement les pouvoirs de notre État provincial… c’est en effet une nécessité absolue. Mais ça ne peut qu’être une étape. L’autonomisme n’est concevable que comme une étape […] Autrement, c’est une demimesure qui revient à vouloir faire de la nation un corps sans tête ; il faut les deux pour vivre. »
À bon entendeur.