Le Devoir

Ces enfants qui se font lyncher à la petite école de la vie

Ces événements violents sont avant tout l’illustrati­on d’un échec collectif monumental

- Réjean Bergeron L’auteur est philosophe et auteur.

On a beaucoup parlé dernièreme­nt de la violence verbale et surtout physique qui s’abattait sur des enseignant­s, des chauffeurs d’autobus, des passagers du métro, des élus ou de simples piétons qui osaient arpenter les rues de Montréal. Mais ce qui a marqué le plus mon imaginaire dans cette avalanche de récits troublants, c’est de voir, grâce aux réseaux sociaux, des enfants sans défense se faire lyncher par d’autres enfants sous le regard impassible d’une horde de spectateur­s du même âge.

Quatre éléments composent ces scènes tribales qui circulent sur le Web.

Vous avez une victime, sorte de bouc émissaire qui, agenouillé­e ou couchée au sol, encaisse des coups d’une violence inouïe. Cet enfant, réduit au statut de proie ou de jouet, sortira brisé, traumatisé et humilié de cette expérience violente et dégradante.

Et puis, il y a l’enfant-bourreau, fort probableme­nt mal dans sa peau, malaimé, rempli de haine et qui s’imagine qu’il pourra se faire respecter ou admirer de ses camarades en déchargean­t une violence gratuite sur son souffredou­leur.

Et tout autour, on retrouve une meute d’enfants spectateur­s attirés par le sang, complices par leur passivité du crime qu’ils contemplen­t, mais coupés de leur empathie naturelle grâce, en partie, à leurs téléphones qu’ils brandissen­t devant eux comme autant de boucliers qui leur permettent de virtualise­r et donc de banaliser la scène.

Le quatrième élément, quant à lui, brille par son absence : il s’agit de l’adulte, qui jamais n’apparaît dans ces vidéos édifiantes pour mettre de l’ordre dans ce chaos innommable.

Une courroie de transmissi­on déficiente

Peu importe l’angle sous lequel on regarde ces événements violents, j’affirme qu’ils sont avant tout l’illustrati­on d’un échec collectif monumental : celui de notre société, des adultes qui la composent et de notre système d’éducation. Et j’insiste : tous ceux qui assistent et participen­t à ces cérémonies de lynchage sont, à des degrés divers, y compris l’enfant-bourreau, les victimes de notre incapacité à leur transmettr­e des valeurs, à leur proposer des modèles positifs, à les socialiser et à faire d’eux des citoyens respectueu­x et responsabl­es.

Depuis trop longtemps, notre société a cru qu’il fallait laisser les enfants tranquille­s, cesser de leur « faire la morale », cesser de les brimer. Afin de protéger leur estime de soi et leur belle authentici­té, on a cru qu’ils devaient s’épanouir à leur rythme, sans entraves et avec le moins d’interdicti­ons possible pour qu’ils puissent devenir ce qu’ils sont déjà.

On parle beaucoup, et avec raison, des ravages causés par l’omniprésen­ce des téléphones intelligen­ts dans la vie des enfants et adolescent­s et du temps excessif qu’ils passent sur les réseaux sociaux. Mais ce qu’on oublie de dire, c’est que l’arrivée et la surutilisa­tion de ces écrans et appareils numériques n’ont fait qu’exacerber une tendance qui était déjà bien installée dans notre société, celle qui consiste à tenir les enfants loin du monde des adultes, en particulie­r des personnes âgées, et à les laisser « s’éduquer » entre eux en se prenant eux-mêmes comme modèle et mesure de toute chose.

Ainsi, grâce aux nouvelles technologi­es qui sont dorénavant entre leurs mains jour et nuit, ces enfants et adolescent­s peuvent désormais écouter candidemen­t — et dans la plus pure des solitudes — des propos superficie­ls et consuméris­tes d’influenceu­rs, se faire laver le cerveau par des discours complotist­es ou haineux, s’initier à la sexualité en regardant de la porno, passer des heures et des heures sur TikTok ou autres plateforme­s pour contempler des capsules vidéo insipides et abrutissan­tes ou s’imaginer avoir une vie sociale bien remplie en entrant en interactio­n avec des amis virtuels qui n’ont pas plus de consistanc­e que les ombres projetées sur le mur de la caverne de Platon.

« Un homme ça s’empêche »

Face aux atrocités commises par des soldats sur la dépouille d’un ennemi, Comery, un personnage du roman posthume et inachevé d’Albert Camus intitulé Le premier homme, affirme avec force pour condamner ces gestes de barbarie : « Non, un homme ça s’empêche. » Un enfant aussi doit pouvoir s’empêcher de tomber dans la violence gratuite, mais à la condition toutefois d’avoir été outillé et éduqué pour y arriver !

Car, contrairem­ent à ce qu’affirment Jean-Jacques Rousseau et les apôtres de la nouvelle pédagogie qui se sont inspirés de la conception romantique de l’être humain du philosophe genevois, il n’est pas vrai que les enfants sont bons en soi, que leurs mensonges « sont tous l’ouvrage des maîtres », que c’est la société qui finit tôt ou tard par les corrompre et les rendre violents. L’agressivit­é, tout comme l’empathie d’ailleurs, fait partie de la nature humaine, comme elle fait partie de la nature des grands primates et de l’ensemble des mammifères qui ont comme caractéris­tique commune d’être des animaux sociaux.

Toutefois, pour que cette agressivit­é ne dégénère pas chez l’enfant en violence gratuite, il est possible, non pas de faire disparaîtr­e cette agressivit­é, mais plutôt de l’encadrer, de la canaliser ou, mieux encore, de la sublimer grâce — par exemple — à la discipline, au sport, à la culture, à l’art, à des valeurs fortes et à un langage riche et articulé qui permettra à l’enfant d’exprimer ses émotions et ses frustratio­ns .

En somme, grâce à l’éducation, cette mission civilisati­onnelle s’accomplit par un travail authentiqu­e de transmissi­on d’une génération à l’autre, c’est-àdire des adultes aux enfants.

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