La couleur des ténèbres
Catherine Martin propose un film méditatif sur l’expérience de la pénombre, une réalité évacuée de l’esthétique occidentale moderne
Pour garder des souvenirs des images qu’on ne voit plus, il faut beaucoup y penser. Mais c’est quelque chose qui s’est imprégné en moi, l’importance de la lumière.
UNE PERSONNE NON VOYANTE PARTICIPANT AU FILM »
Il y a des jours où on a envie de tirer les rideaux, de couvrir les abat-jour et de se retrouver seul lové dans la pénombre rassurante d’une maison.
C’est cet espace intime, celui de la mi-obscurité, que Catherine Martin convoque dans son dernier film, Éloge de l’ombre. Le titre lui vient d’un essai du même nom de l’écrivain japonais Jun’ichiro Tanizaki. Publié en 1933, cet essai faisait l’apologie de l’esthétique japonaise, qui favorise la pénombre par opposition à la luminosité omniprésente dans l’esthétique occidentale.
Suivant des artisans japonais dans la confection de chandelles, de laque ou de papier qui filtre le soleil à travers les fenêtres, la cinéaste nous invite à découvrir les formes et les reflets générés par une flamme ou par les rayons de lumière à travers le papier. Ainsi, on perçoit « la couleur des ténèbres à travers une flamme », indique Tanizaki. Au Japon, apprendon, la cuisine n’est pas une chose qui se mange, mais qui se regarde. Aussi fait-on luire la brillance de la laque noire des plats au chatoiement de la flamme des bougies.
Film méditatif et poétique, Éloge de l’ombre remonte aussi aux origines de la photographie. Il présente des boîtes capteuses de lumière fabriquées par William Henry Fox Talbot, scientifique britannique considéré comme l’un des pionniers de la photographie. La lumière d’une fenêtre, gravée par lui à force d’exposition dans la pellicule, fascine la réalisatrice.
Lumière aveugle
Affrontant de plein fouet l’obscurité, le film plonge aussi dans le regard de plusieurs personnes aveugles, qui témoignent à l’écran. L’une ne vit pas dans l’obscurité totale, mais dit plutôt avoir des « milliards de petites lumières dans les yeux, qui sont là constamment, le jour, le soir et la nuit ».
Pour évoquer la lumière et son indissociable associée, l’ombre, il faut, pour une autre, fouiller très loin dans ses souvenirs. Ainsi, elle peut retrouver, loin dans ses souvenirs d’enfance, la sensation très nette de percevoir l’ombre de son propre corps sur le sol. « Pour moi, l’ombre est indissociable de la lumière », dit-elle. Une expérience mémorable. « Pour garder des souvenirs des images qu’on ne voit plus, il faut beaucoup y penser. Mais c’est quelque chose qui s’est imprégné en moi, l’importance de la lumière. » Malgré sa cécité, elle dit avoir besoin d’allumer des lampes dans la maison où elle vit. « Je vis toujours dans un espace lumineux […] J’aime être dans des espaces vastes et éclairés par les fenêtres, par la lumière. » « Je ne vois rien de l’extérieur, mais mon univers est habité par la lumière. J’en ai besoin pour me sentir à l’aise, pour me sentir dans la vie. »
« Parfois, je me demande bien ce que c’est que l’ombre, dit une autre personne non voyante rencontrée dans le film. Quand je réfléchis à ça, je pense au soleil. Je sais que c’est de la lumière, parce qu’on me l’a dit. Et c’est de la chaleur. Et l’ombre, je sais que c’est moins de lumière, parce qu’on me l’a dit. Et c’est moins chaud. C’est plus reposant. C’est comme entre le jour et la nuit. La journée, c’est censé être la lumière, et la nuit, c’est censé être le repos. Mais pour moi, dans mes perceptions, je ne distingue pas la journée de la nuit, parce que je n’ai jamais eu aucune perception lumineuse. »
Catherine Martin, qui a étudié le cinéma et la photographie, a toujours travaillé avec l’ombre et la lumière. « Il n’y a pas de liberté sans connaître l’ombre », dit-elle. Au terme de la méditation qu’elle nous offre, elle conclut en nous suggérant d’éteindre, un instant, nos écrans lumineux, pour jouir enfin de la pénombre.