L’étincelle qui a mis le feu à la plaine européenne
Les fermiers des Pays-Bas font entendre leur colère envers l’Europe, qui les force à réduire radicalement leurs émissions de gaz à effet de serre
«On n’en peut plus, de toutes ces règles. On surveille nos champs par satellite et par avion. Les changements qu’on nous impose exigeraient au moins une génération. C’est bien simple, on veut notre peau ! » Jan Brouwer est le dernier d’une famille de producteurs laitiers qui exploite une ferme depuis cinq générations à Nijeveen. Cette commune de 3800 habitants est située dans la province de Drenthe, dans le nord-est des Pays-Bas. Outre son magnifique moulin datant de 1786, l’environnement y est essentiellement constitué d’une vingtaine de fermes laitières. « Deux vont bientôt mettre la clé sous la porte. Dans 10 ans, une dizaine pourraient disparaître ; elles n’y arrivent plus. Ces terres vont redevenir sauvages. À moins qu’on y construise de nouvelles maisons », dit Jan en montrant du doigt ces anciennes terres cultivées accueillant aujourd’hui de petits pavillons. « On veut nous faire disparaître ! »
Pour survivre sur cette exploitation de 65 acres, Brouwer vend une partie du lait de sa centaine de vaches directement aux consommateurs. Sa femme s’occupe des veaux et son père de 65 ans vient lui donner un coup de main même s’il a aujourd’hui deux prothèses aux genoux après avoir passé des années à traire les vaches. C’est une des raisons pour lesquelles Jan a fait l’acquisition d’un robot de traite, où chacune des vaches défile environ trois fois par jour. Tout cela pour une bagatelle de 35 000 euros. « On n’a pas le choix de s’endetter », dit-il.
Il y a deux ans, tous les agriculteurs de la région ont participé aux gigantesques manifestations qui ont mobilisé des dizaines de milliers d’entre eux. Ils réagissaient à la décision du gouvernement néerlandais de réduire de 30 %
le cheptel des éleveurs et de supprimer 3000 fermes afin de baisser de 50 %, d’ici 2030, les émissions de gaz à effet de serre venant de l’agriculture.
Une politique ambiguë
Car c’est bien ici que tout a commencé. Les fermiers néerlandais ont été les premiers à se soulever en Europe. Jan se souvient des milliers de tracteurs bloquant les routes de La Haye derrière le slogan « Pas de nourriture sans agriculteurs ». Cette révolte paysanne a ensuite gagné la France, l’Allemagne, la Belgique, la Pologne, l’Espagne et la Roumanie, forçant finalement l’Union européenne à revoir son « green deal » adopté quelques semaines plus tôt et à reculer sur la réduction des pesticides ainsi que sur les mesures de rotation des cultures et de protection des sols. Ironiquement, c’est le Néerlandais Frans Timmermans qui l’avait négocié avant de quitter la Commission européenne pour prendre la tête du Parti travailliste (PvDA).
« Les Pays-Bas ont une politique très ambiguë. Pendant des années, le gouvernement a encouragé une agriculture très industrialisée », dit Menno Hurenkamp, politologue à l’Université des études humanistes d’Utrecht. « Aujourd’hui, on demande aux agriculteurs de réduire drastiquement leurs troupeaux et de le faire rapidement. Les grandes banques agricoles poussent à l’élargissement, mais les nouvelles règles vont en sens inverse. Il faudrait savoir. »
Avec leurs 53 000 fermes et leurs quatre millions de bovins, leurs batteries de poulets sur étagères et leurs fermes bovines flottantes, les Pays-Bas émettent quatre fois plus de pollution azotée que la moyenne européenne.
Après des années de report, conformément à une directive européenne, le Conseil d’État a finalement ordonné en 2019 au gouvernement de réduire les émissions de CO2 dans l’environnement immédiat des grandes réserves naturelles baptisées Natura 2000. Dans un rapport publié en 2019, l’ancien premier ministre Johan Remkes réclama des « mesures drastiques ». Ce que s’empressa de prendre Mark Rutte, premier ministre depuis 2010, décidé à faire des Pays-Bas un leader mondial de la protection de l’environnement.
« Les agriculteurs se sont sentis trahis au point de devenir le symbole de tous ceux qui, dans ce pays, se sentent négligés par l’État et le pouvoir des grandes villes », dit David Bos, sociologue à l’Université d’Amsterdam. « Aux Pays-Bas, les agriculteurs sont plus populaires que l’environnement. Ils ont beau ne plus représenter que 1 % de la population, les Néerlandais y sont viscéralement attachés. Leur protestation s’est vite transformée en un véritable mouvement politique qui a complètement renversé la table. »
Le parti des oubliés
En 2019, la très charismatique Caroline van der Plas fonde le Mouvement agriculteur-citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB) qui, en quelques années à peine, remporte un succès phénoménal. Lors de sa première élection, cette fille d’une Irlandaise et d’un reporter sportif est arrivée au parlement juchée sur un tracteur. Avec ses drapeaux néerlandais à l’envers plantés sur toutes les terres agricoles du pays, le BBB est arrivé en tête des élections régionales de mars 2023, au point de rayer pratiquement de la carte les chrétiens-démocrates, qui représentaient traditionnellement le pays profond. Aux élections législatives du 22 novembre, il s’est suffisamment bien classé pour participer à la coalition que le leader de la droite radicale Geert Wilders tente de former.
« Der Plas n’est peut-être pas la politicienne la plus sophistiquée, mais c’est un modèle de franchise qui parle aux gens ordinaires », dit le sociologue Bos.
Dans la province de Drenthe, Jan Brouwer fait partie des 17 élus BBB (sur 43 députés) qui siègent au Parlement provincial. En juin, il veut aller porter la parole des agriculteurs jusqu’à Bruxelles. « Je veux aller y poser les questions que se posent les gens ordinaires. Nous sommes le parti des petites villes que personne n’écoute dans les métropoles », dit-il. En 17e position sur la liste, il a quelques chances d’être élu. Mais il faudrait pour cela que, le 9 juin prochain, le BBB réédite son succès de l’an dernier.
Selon le directeur général de Greenpeace Pays-Bas, Andy Palmen, les fermiers ont été instrumentalisés. « L’agriculture néerlandaise a dépassé toutes les bornes environnementales et sociales. Aujourd’hui, elle se heurte à un mur », dit-il. Greenpeace avait proposé un fonds de 4 milliards d’euros pour inciter les agriculteurs à la conversion. Celui-ci a finalement été réduit à 1,5 milliard. M. Palmen ne croit pas que la recherche scientifique, sur le traitement du fumier par exemple, permettra de réduire sensiblement les émissions à terme. « La science promet beaucoup sur le papier, mais en pratique, les résultats sont très limités. La seule solution est de réduire le cheptel et notre consommation de viande. Je n’en vois pas d’autres. »
Écologie et agriculture
« On veut vivre de nos revenus, pas de subventions », réplique Jan Swaag. À la pointe nord de la Hollande-Septentrionale, Barsingerhorn est un village de 925 habitants où, grâce aux prés salés, les Swaag produisent depuis 1850 un lait qui permet de fabriquer le Beemster, un fromage gouda vieilli très apprécié pour ses cristaux de sel.
« On raconte qu’on maltraite nos animaux, c’est une farce ! » dit Jan en flattant le museau de la petite vache Roosja, née la veille et qui est déjà sur ses pattes. « Aux Pays-Bas, les militants écolos radicaux ne sont pas nombreux. Mais ils ont tout un réseau qui influence les élus. Ils ne veulent plus manger de viande, mais ce n’est pas l’opinion des Néerlandais. Nous représentons les gens ordinaires qui ont les pieds sur terre. Dans les villes, on ne pense pas tout à fait comme ici. Il y a un véritable fossé. »
Jan a quitté le Parti libéral (VVD) — qui a viré à gauche et « réclamait toujours plus de régulations », dit-il — pour le BBB. « Bien sûr qu’on doit s’adapter aux changements climatiques, mais on doit nous laisser le temps. Pas nous faire disparaître pour ensuite importer de la nourriture de pays qui n’ont pas les mêmes normes que nous. » Quant à l’Europe, dit-il, « c’est une bonne chose, mais on n’y parle plus de souveraineté alimentaire ». « C’est pourtant l’Europe qui doit nourrir les Européens », souligne-t-il.
Dans un pays de 17 millions d’habitants qui fait à peine la superficie cumulée de la Gaspésie et du Bas-SaintLaurent, le prix de la terre est prohibitif. « C’est pourquoi le rachat d’une ferme est de plus en plus difficile, et les banques hésitent à nous prêter. » Jan n’a pu le faire qu’avec l’aide de son frère Nicolas et de son neveu Louis.
Tous espèrent ne pas être les derniers de la famille à exploiter une ferme. Mais ils sont loin d’en être convaincus.