Le Devoir

Manne de millions et d’intrusions

- MARIE VASTEL

Le sacro-saint secret budgétaire n’a plus la cote à Ottawa. Le gouverneme­nt de Justin Trudeau lui préfère cette année l’effeuillag­e prébudgéta­ire, réalisé au fil d’une grande tournée lui permettant d’égrener quotidienn­ement les mesures qui seront proposées dans le document. Le respect des champs de compétence du Québec a également été résolument écarté par l’équipe libérale, qui jour après jour se targue de dispositio­ns empiétant toujours un peu plus sur eux, dans les domaines de l’éducation et, surtout, du logement.

Au nom des jeunes génération­s de locataires pris à la gorge par des loyers exorbitant­s, quand des logements sont disponible­s, le gouverneme­nt fédéral veut imposer ses solutions : une charte canadienne des locataires qui crée un registre de l’historique des loyers afin de prévenir les hausses exagérées, ainsi qu’un bail standardis­é, entre autres. À peine le gouverneme­nt de François Legault a-t-il eu le temps de s’en insurger que celui de Justin Trudeau a récidivé, en prévenant que cette nouvelle norme nationale serait une condition à l’obtention par les provinces de 5 milliards de dollars en fonds d’infrastruc­tures liées au logement. À défaut d’une entente d’ici la fin de l’année, ces sommes iront directemen­t aux municipali­tés.

Ottawa a beau espérer de fructueux pourparler­s avec Québec, c’est un tout autre ton qu’il vient de donner.

L’approche conflictue­lle et punitive s’inspire en partie de celle ayant permis au chef conservate­ur Pierre Poilievre de recruter les jeunes Canadiens qui ont aujourd’hui tourné le dos à Justin Trudeau. Les municipali­tés sont ainsi averties qu’elles devront, pour profiter de financemen­t des transports en commun, construire à proximité des axes de service de même que des établissem­ents postsecond­aires.

M. Trudeau avait beau reconnaîtr­e l’été dernier que le logement n’est « pas une responsabi­lité première du fédéral », force est de constater qu’il ne s’agit soudaineme­nt plus d’une préoccupat­ion. L’empiétemen­t se fait à pieds joints — au nom de la crise du logement, mais surtout de l’impératif de répliquer à la popularité persistant­e de Pierre Poilievre. L’allié néodémocra­te Jagmeet Singh ne demande pas mieux que de laisser ainsi libre cours à l’ADN d’interventi­onnisme décomplexé des libéraux fédéraux. S’ajoute au bouquet d’annonces prébudgéta­ires et quasi provincial­es celle d’un programme national d’alimentati­on scolaire.

Les largesses du gouverneme­nt fédéral, lequel se prévaut du pouvoir de dépenser, précèdent évidemment celles du gouverneme­nt Trudeau. Une récente étude de l’Institut de recherche en politiques publiques relève cependant « une utilisatio­n plus directive et moins collaborat­ive » de ce pouvoir depuis 2015, un « partenaria­t [qui] semble être conditionn­el à l’acceptatio­n par les provinces de la vision politique du gouverneme­nt fédéral ».

Justin Trudeau fait le pari que les citoyens dans le besoin ne s’émouvront pas d’un soporifiqu­e débat constituti­onnel.

Le gouverneme­nt de François Legault s’est effectivem­ent attiré les critiques en refusant d’inscrire à son projet de loi 31 ce registre des loyers, qui aurait permis aux locataires d’espérer une régulation des hausses abusives. Le programme québécois d’assurance médicament­s — autre terrain d’ingérence libérale — est également perfectibl­e, car fort onéreux. L’indignatio­n du gouverneme­nt québécois étant entièremen­t justifiée, ce dernier devrait tout de même prendre garde de ne pas cautionner ces ingérences fédérales dans l’esprit de ses citoyens.

Car celles-ci, concoctées par Ottawa loin des réalités du terrain, ne sont pas sans effets pervers. Et lorsque ces programmes ou ces transferts de fonds sous conditions sont mal ficelés ou abandonnés en cours de route, ce sont ces mêmes citoyens qui sont les premiers lésés.

L’assurance dentaire orchestrée par l’alliance libérale-néodémocra­te en est un exemple éloquent. Le gouverneme­nt du Québec s’inquiète de voir des dentistes prioriser la clientèle qui bénéficier­a du généreux programme de remboursem­ent fédéral et délaisser celle moins nantie (les prestatair­es d’aide sociale et les enfants) couverte par l’équivalent québécois. L’exode de dentistes des régions rurales vers les centres urbains, qui rassemblen­t un plus grand nombre de clients, est source de préoccupat­ion également.

Plusieurs provinces déplorent en outre, comme le Québec, qu’Ottawa multiplie les nouveaux programmes tout en sous-finançant les transferts existants. Ce faisant, le fédéral crée par ailleurs, même lors d’ententes asymétriqu­es, une nouvelle demande, sans pour autant garantir qu’elle soit pour la suite pleinement comblée. Une éventuelle austérité budgétaire, qu’imposeront fort probableme­nt les déficits à répétition, ou un changement de gouverneme­nt viendront inévitable­ment réorienter les priorités.

Le regretté constituti­onnaliste et ex-ministre québécois Benoît Pelletier exposait dans nos pages ces effets pervers du recours à ce pouvoir de dépenser sans astreintes, expliquant que le Québec « redoute, une fois la digue ouverte, qu’il ne puisse plus contenir le flot de dépenses fédérales ». Sept ans plus tard, l’histoire est en train de lui donner raison. Et le Québec n’est plus le seul à s’en indigner.

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