Les énigmes de l’amour
La première adaptation lyrique d’une oeuvred’Éric-Emmanuel Schmitt, Enigma, prend l’affiche
L’Opéra de Montréal présente, à partir de dimanche, Enigma, une coproduction avec l’Opéra-Théâtre de Metz. Enigma est un opéra de Patrick Burgan conçu à partir de la pièce Variations énigmatiques d’Éric-Emmanuel Schmitt, huis clos psychologique entre un écrivain et un prétendu journaliste qui ont aimé la même femme.
Lorsque la pièce Variations énigmatiques fut créée à Paris, en 1996, l’ampleur du choc était actée d’entrée. Se faisaient face Alain Delon dans le rôle d’Abel Znorko, Prix Nobel de littérature, et Francis Huster dans celui d’Erik Larsen, journaliste venu interroger Znorko sur son dernier roman, un échange de lettres entre l’écrivain et une femme inconnue. Delon n’avait pas foulé les planches depuis 28 ans.
Un tel face-à-face de deux monstres sacrés n’est pas sans évoquer Laurence Olivier affrontant Michael Caine dans Le limier (Sleuth) de Joseph L. Manckiewicz, d’après la pièce d’Anthony Shaffer (1970). Mais qui aurait imaginé Laurence Olivier, Michael Caine, Alain Delon, Francis Huster, ou leurs illustres successeurs, se mettre à chanter leurs répliques implacables ?
Le riz du saké
Un homme n’a pas eu peur de cela : Patrick Burgan, compositeur né en 1960, élève d’Ivo Malec, Gérard Grisey et Betsy Jolas au Conservatoire de Paris, auteur, antérieurement, de plusieurs opéras. « Quand je prends l’initiative de transmuter une oeuvre littéraire par le biais du son, c’est parce que je suis sûr que cela va lui apporter quelque chose », dit le compositeur au Devoir.
Éric-Emmanuel Schmitt, lui, partageait nos doutes. « Ce n’est pas la première fois qu’on fait des oeuvres musicales à partir de mes pièces et je n’ai jamais vraiment été convaincu, nous avoue-til. Je suis entré avec des pincettes dans ce projet, car avec la musique, on perd l’humour, l’esprit, une forme de légèreté et le rythme émotionnel. »
La clé de la réussite est la latitude permise par l’auteur par rapport à l’écriture du livret : « Quand Patrick Burgan est venu vers moi, je l’ai vu imprégné par la pièce. Je lui ai dit : “La réduction que vous ferez pour vous amener à un livret va me faire sentir les espaces occupés par la musique.” Il m’a apporté une réduction qui m’a fait comprendre ce qu’il allait faire. Les mots allaient dire une chose, la musique allait pouvoir dire autre chose. La musique est porteuse de l’âme des personnages et ajoute une dimension de mystère, de suspense et d’enquête à la trame narrative. J’ai aussi vu qu’elle allait pouvoir se déployer dans un vrai chant d’amour, une effusion. Donc j’ai dit oui. J’ai découvert l’oeuvre à l’Opéra de Metz et j’ai été fasciné », valide l’écrivain, heureux de s’être « laissé faire ».
Dans l’opéra, la musique impose son point de vue, par rapport au théâtre où les acteurs remplissent l’espace et le temps. Patrick Burgan a traité Variations énigmatiques comme une brasserie de saké polit un grain de riz pour révéler le « shinpaku » qui sera soumis à la fermentation. « J’ai enlevé au moins un tiers, presque la moitié de la pièce de théâtre. Je n’ai gardé que ce qui pouvait fonctionner avec la musique et avec la ferme conviction que le support musical allait apporter une émotion considérable. »
Dans la partie élaguée, il y avait « des choses trop terre à terre, insultes, jurons et formules qui fonctionnent dans le langage parlé quand un acteur y met une pointe d’ironie. Avec la musique, on ressent des choses, on va à l’essentiel. Tout ce qui touche au quotidien ne fonctionnerait pas », conclut le compositeur.
Fréquenter un mystère
La musique a un statut spécial dans la pièce, puisque le disque des Enigma Variations d’Edward Elgar est le cadeau commun de la femme aux deux amants. « Je voulais écrire sur l’amour avec cette question fondatrice dans la pièce : qui aime-t-on quand on aime ? Aimer, ce n’est ni posséder ni connaître. Aimer, c’est fréquenter assidûment un mystère, un être qui reste replié dans une liberté, une indépendance. »
Au moment où il conçoit cette pièce, Éric-Emmanuel Schmitt croise l’oeuvre d’Elgar. « Je me rends compte que c’est la métaphore parfaite de ce que je veux dire. Ce sont des variations sur une mélodie que l’on n’entend jamais. Et qu’est-ce d’autre, une relation amoureuse, que de multiples variations avec une mélodie qu’on n’entend jamais, puisqu’on ne possède jamais la vérité d’un être ? »
Patrick Burgan voit sur scène « deux êtres très différents en apparence, qui, au fur et à mesure des rebondissements de la pièce, sont liés par une présence féminine qui les rapproche énormément ». S’il a choisi deux ténors, c’est pour « véhiculer l’idée que c’est la même personne qui a connu la même femme ». Le compositeur utilisera l’orchestre pour « jouer avec la permutation des motifs ou des timbres et trahir des sentiments. L’orchestre est là pour nous parler, nous faire comprendre qu’il y en a un qui est en train de mentir et pour infléchir la psychologie interne des personnages ».
Convaincu par Enigma, Éric-Emmanuel Schmitt a repris confiance dans l’opéra : « Je suis en train de transformer L’Évangile selon Pilate en livret d’opéra. Quand le sujet s’y prête, je laisse la musique m’approcher. »
Enigma
Opéra de Patrick Burgan, d’après Variations énigmatiques d’ÉricEmmanuel Schmitt. Avec Antoine Bélanger, Jean-Michel Richer, Choeur de l’Opéra de Montréal, I Musici, Daniel Kawka. Mise en scène : PaulÉmile Fourny. Scénographie et éclairage : Patrick Méeüs. Costumes : Dominique Louis. Au théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, dimanche 7 avril à 14 h et les 9, 11 et 13 avril à 19 h 30.