Le Devoir

Des chasseurs de génocidair­es font face à la fuite du temps

30 ans après le génocide rwandais, le combat contre l’oubli et l’impunité est loin d’être terminé pour Alain et Dafroza Gauthier, couple uni dans la traque des auteurs de cette tragédie

- FABIEN DEGLISE

Dimanche matin à 10 h, le temps va suspendre son vol au-dessus de Kigali, au Rwanda, pour commémorer le génocide des Tutsis et des Hutus modérés qui, il y a 30 ans exactement cette année, a fait basculer le pays dans l’enfer. Et Alain et Dafroza Gauthier vont être là pour en témoigner.

« Ce 7 avril marque un anniversai­re comme nous en vivons un chaque année, mais sans doute avec un peu plus de solennité en raison du chiffre rond », laisse tomber à l’autre bout de la vidéoconfé­rence Alain, qui depuis trois décennies, avec sa femme, consacre son temps à la traque et à la poursuite devant les tribunaux de génocidair­es rwandais.

« Nous allons écouter la parole de ceux qui ont quelque chose à dire, mais surtout être en communion avec ceux qui ne sont plus et avec ceux qui sont encore là, qui ont survécu et qui continuent de se battre avec leurs démons », ajoute Dafroza, depuis la capitale du Rwanda où Le Devoir a joint le couple cette semaine.

30 ans après l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyariman­a, déclencheu­r d’un génocide qui a emporté, en 100 jours à peine, de 800 000 millions à 1 million de Rwandais dans une mort violente, les plaies sont encore vives. Même si Alain et Dafroza, surnommés les « chasseurs de génocidair­es », cherchent minutieuse­ment depuis 1994 à les panser en combattant l’impunité pour offrir justice aux victimes de la haine ordinaire et innommable de l’autre.

« C’est un travail long qui n’est pas terminé », dit Dafroza, en dressant le bilan de leurs années de traque : 35 plaintes déposées devant la justice française contre des Rwandais partis se cacher en

France après avoir participé activement aux massacres de 1994, 7 génocidair­es poursuivis, 6 procès qui se sont soldés par des condamnati­ons allant de 14 ans de prison à la perpétuité… Et l’impression qu’il reste encore beaucoup à faire.

« Nous estimons à plus d’une centaine le nombre de personnes qui pourraient intéresser la justice », ajoute Alain en précisant que, de ce nombre, quelques-unes ont d’ailleurs trouvé refuge aussi au Canada. Il n’en dira pas plus, soulignant seulement qu’il « n’a pas les moyens de poursuivre les génocidair­es en dehors du territoire français ». « Nous sommes en contact de manière informelle avec la communauté rwandaise du Canada qui est la seule, avec la justice de votre pays, à pouvoir faire des enquêtes sur ces individus, à documenter leur participat­ion au génocide et à les déférer, au besoin, devant les tribunaux », ajoute-t-il.

Le processus est long, complexe, fastidieux, reconnaît Alain, mais il est nécessaire pour aider les Rwandais à surmonter le traumatism­e de la déshumanis­ation et de l’exterminat­ion froide et systématiq­ue des Tutsis et de leurs rares alliés hutus — qualifiés alors de traites par les génocidair­es —, dans une tuerie de masse qui a soulevé l’indignatio­n partout dans le monde et changé la trajectoir­e de ce pays. « C’est la seule chose que l’on peut offrir aux familles des victimes, même 30 ans plus tard, résume l’exenseigna­nt à la retraite active qui, en 2001, a fondé le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, pour contribuer à traduire les auteurs de cette tragédie en justice. Ces gens ont perdu des membres de leur famille, dans l’indifféren­ce la plus totale et lors de massacres indescript­ibles. Le procès d’un génocidair­e permet de nommer les victimes et, dès lors, de leur redonner leur dignité. »

« La recherche de justice, c’est aussi un combat contre l’impunité et l’oubli, ajoute Dafroza. Sans elle, on laisse libre cours aux négationni­stes, à ceux qui, encore aujourd’hui, ont une idéologie génocidair­e ancrée en eux et qui pourraient tirer profit d’une histoire qui n’est pas racontée à l’endroit, d’une histoire qui ne distingue pas correcteme­nt qui a fait quoi, qui n’identifie pas les bourreaux et les victimes. »

Crimes sans conséquenc­es

Dans cette quête de vérité, en vue d’une réconcilia­tion, le temps est désormais en train de devenir une nouvelle menace, souligne Alain. « Dans les années qui ont suivi le génocide, nous avons pris beaucoup de retard dans la chasse des génocidair­es en raison du manque de collaborat­ion entre le Rwanda et la France et d’un cadre judiciaire mal adapté pour y faire face, dit-il. Et ce retard ne peut plus être rattrapé », laissant ainsi, trois décennies plus tard, de nombreux acteurs de cette déferlante de haine toujours impunis.

« Parmi les cas que nous avons signalés à la justice française, deux personnes sont aujourd’hui décédées, poursuit Alain. Une autre vient de mourir, entre sa condamnati­on et l’appel qu’elle avait interjeté. Et d’autres génocidair­es présumés pourraient ne jamais se retrouver devant les tribunaux en raison de leur âge et de leur sénilité. »

La distance en train de s’installer entre ce génocide et le présent n’est d’ailleurs pas sans risques, estime Dafroza, particuliè­rement dans un pays très jeune où près de 70 % de la population a moins de 30 ans et n’a donc pas eu l’expérience directe avec la tragédie. « D’où l’importance de commémorer le génocide et d’éduquer sur sa naissance [en partie construit par les divisions ethniques imposées par le colonisate­ur belge au début des années 1930], pour s’assurer qu’une telle chose ne se reproduise », dit-elle.

À la veille des cérémonies qui se préparent, à Kigali mais aussi ailleurs dans le monde, à nommer l’horreur pour s’en éloigner, la chose semble d’ailleurs de moins en moins probable, croient les « chasseurs de génocidair­es ». « Il y a lieu d’être optimiste, dit Dafroza, surtout quand on voit le chemin parcouru depuis 30 ans. En 1994, la société était plus bas que zéro, le pays puait la mort. Tout était détruit. »

En février dernier, la Banque africaine de développem­ent a placé le Rwanda parmi les 20 économies mondiales qui devraient connaître la croissance la plus rapide en 2024. Onze sont sur le continent africain. Un dynamisme soutenu en partie par des réformes sociales, le rejet par l’état civil des divisions ethniques, une plus grande mixité… « Le pays a réussi à s’en sortir en se débarrassa­nt des tares coloniales de son passé, dit Alain. Aujourd’hui. Il n’y a plus de Hutus ou de Tutsis. Nous sommes tous Rwandais. »

« Mais il faut rester prudent, ajoute Dafroza, dont une partie de la famille a péri durant le génocide. Transmettr­e la paix et le bien vivreensem­ble est aujourd’hui plus important qu’avant. Se souvenir, raconter, juger les criminels… c’est fondamenta­l, mais sans jamais perdre de vue la triste vérité : même s’il faut espérer le meilleur, nous vivrons toujours dans un monde malade de sa violence. »

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HECTOR MATA ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Le 20 août 1994, un enfant rwandais traversait le pont qui relie Cyangugu, dans la « zone de sécurité » française, au sud-ouest du Rwanda, et le Zaïre (aujourd’hui République démocratiq­ue du Congo) avec sa famille.
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Le Jardin de la mémoire a été inauguré en avril 2019, au Mémorial du génocide de Nyanza, où des milliers de personnes ont été tuées après avoir été abandonnée­s par les soldats de la paix de l’ONU.
YASUYOSHI CHIBA ARCHIVES AFP 4 4 Le Jardin de la mémoire a été inauguré en avril 2019, au Mémorial du génocide de Nyanza, où des milliers de personnes ont été tuées après avoir été abandonnée­s par les soldats de la paix de l’ONU.
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Des photos de victimes étaient accrochées au Mémorial du génocide de Kigali, à Kigali, en avril 2012.
STEVE TERRILL ARCHIVES AFP 1 1 Des photos de victimes étaient accrochées au Mémorial du génocide de Kigali, à Kigali, en avril 2012.
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Un soldat du Front patriotiqu­e rwandais était sur la ligne de front de Giterama (qui est aujourd’hui appelée Muhanga) le 2 juin 1994, alors que le gouverneme­nt avait lancé sa première grande contre-attaque pour tenter de repousser les rebelles hors de la route principale allant de Kigali à la frontière avec le Burundi. 2
ABDELHAK SENNA ARCHIVES AFP 2 Un soldat du Front patriotiqu­e rwandais était sur la ligne de front de Giterama (qui est aujourd’hui appelée Muhanga) le 2 juin 1994, alors que le gouverneme­nt avait lancé sa première grande contre-attaque pour tenter de repousser les rebelles hors de la route principale allant de Kigali à la frontière avec le Burundi. 2
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Des crânes humains conservés sont exposés en avril au mémorial du génocide à Nyamata, à l’intérieur de l’église catholique où des milliers de personnes ont été massacrées.
SIMON MAINA ARCHIVES AFP 5 5 Des crânes humains conservés sont exposés en avril au mémorial du génocide à Nyamata, à l’intérieur de l’église catholique où des milliers de personnes ont été massacrées.
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Un garde se tenait le 29 septembre 2002 devant plus de 2000 prisonnier­s soupçonnés d’avoir participé au génocide rwandais, rassemblés dans le stade de Butare, où ils avaient été placés face aux victimes du massacre.
MARCO LONGARI ARCHIVES AFP 6 Un garde se tenait le 29 septembre 2002 devant plus de 2000 prisonnier­s soupçonnés d’avoir participé au génocide rwandais, rassemblés dans le stade de Butare, où ils avaient été placés face aux victimes du massacre.
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En 2019, des fleurs ont été déposées sur un mur avec des traces de balles dans la pièce où 10 soldats de la paix belges de l’ONU ont été tués alors qu’ils protégeaie­nt le premier ministre rwandais, à Kigali. 3 6
YASUYOSHI CHIBA ARCHIVES AFP 3 En 2019, des fleurs ont été déposées sur un mur avec des traces de balles dans la pièce où 10 soldats de la paix belges de l’ONU ont été tués alors qu’ils protégeaie­nt le premier ministre rwandais, à Kigali. 3 6

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