Le Devoir

Les gros sabots

- AURÉLIE LANCTÔT Chroniqueu­se spécialisé­e dans les enjeux de justice environnem­entale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

Ainsi, le gouverneme­nt de Justin Trudeau a décidé de se mêler de la question du logement. Depuis une semaine, à l’approche du prochain budget fédéral, le voilà qui dévoile des sommes chiffrées en milliards aux provinces, tant pour augmenter l’offre de logement que pour s’atteler à la question — du moins, c’est ce que l’on prétend — du coût de l’habitation.

Après avoir promis 5 milliards aux provinces qui adopteraie­nt la toute nouvelle « charte canadienne des droits des locataires », Justin Trudeau a dévoilé mercredi son programme Bâtir au Canada, qui allouera des fonds aux provinces pour construire de nouveaux logements, moyennant le respect de certaines conditions pour favoriser la gestion efficace de nouvelles constructi­ons, l’utilisatio­n de terrains gouverneme­ntaux et communauta­ires ainsi que la création de logements abordables.

Au Québec, on a tout de suite dénoncé l’empiètemen­t dans les champs de compétence provinciau­x. L’affront est évident, assez remarquabl­e même, alors que le fédéral semble ici rédiger de toutes pièces une politique publique à la place des provinces. Cela ne manque pas d’ironie, car le gouverneme­nt fédéral a, en pratique, laissé la crise de l’habitation s’aggraver et s’approfondi­r au pays pendant des décennies sans broncher.

Il est vrai que, lorsqu’on vient de recevoir un avis d’éviction, qu’on regarde le prix des logements à louer avec angoisse parce que tout est trop cher, trop petit, trop bancal, trop loin, les tirailleme­nts du fédéralism­e canadien, ce n’est pas la priorité. Si c’est le gouverneme­nt fédéral qui finit par envoyer une bouée de secours, les mal-logés partout au Canada — et ils sont nombreux — ne lèveront pas le nez dessus. Si les provinces n’ont pas les moyens, ou pas la volonté d’agir, quelle est l’autre option ?

À Québec, le gouverneme­nt caquiste réclame un droit de retrait du programme fédéral, avec pleine compensati­on. C’est la moindre des choses, puisque le Québec dispose, malgré tout, d’institutio­ns bien plus robustes que les autres provinces pour encadrer les relations entre les locataires et les propriétai­res. Un tribunal administra­tif désigné, un cadre législatif qui favorise la sécurité d’occupation et interdit certaines pratiques abusives qui ont cours ailleurs (le dépôt de garantie ou l’avance de loyer à la signature du bail, par exemple). Ce n’est pas assez, et la tendance à l’érosion des droits des locataires est forte. N’empêche, le volet défense de droits du plan présenté par le gouverneme­nt Trudeau apparaît ici comme un drôle de greffon réglementa­ire.

Cela dit, le gouverneme­nt caquiste ne peut pas vanter non plus son bilan en matière d’habitation. Au moment où Justin Trudeau s’inquiète des rapports de pouvoir entre les locataires et les propriétai­res, la ministre responsabl­e de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, vient d’enfoncer dans la gorge des locataires un projet de loi qui accentue cette asymétrie. Il reste que le gouverneme­nt fédéral n’a de leçons à donner à personne.

Dans un ouvrage paru en 2016, Greg Suttor, chercheur affilié à l’Institut Wellesley, à Toronto, retrace l’évolution des politiques fédérales de logement social depuis la Seconde Guerre mondiale. Il démontre que dès les années 1980, sous le gouverneme­nt de Brian Mulroney, le gouverneme­nt fédéral s’est largement détourné de la question de l’habitation, laquelle a été, pour l’essentiel, effacée de sa vision de l’État social.

Alors que l’humeur était à la décentrali­sation et au tournant néolibéral des politiques publiques, le gouverneme­nt Mulroney s’est retiré progressiv­ement du financemen­t du logement social, et a transféré la responsabi­lité de l’habitation aux provinces, sans y assortir des sommes conséquent­es. La tendance, bien sûr, s’est poursuivie sous le gouverneme­nt libéral de Jean Chrétien.

En matière de logement social, le virage a été radical : alors qu’en 1993, on annonçait une suspension temporaire du financemen­t fédéral de nouveaux logements sociaux, la décision est devenue permanente en 1995, si bien qu’en 1996, le nombre annuel d’habitation­s de logement social soutenues par le fédéral est passé de 25 000 à… zéro. Il n’y a pas eu, depuis, de retour en arrière.

Au Québec, les observateu­rs et les groupes de défense du droit au logement le disent tous : ce désengagem­ent a créé un problème structurel dans l’offre de logement abordable. Cela a durablemen­t fragilisé les conditions de logement des ménages à faible revenu, et contribué à fabriquer une crise perpétuell­e en habitation.

Il y a bien sûr eu une affaire de conjonctur­e ; « une tempête parfaite » ayant saboté l’offre de logement social et abordable, à laquelle le gouverneme­nt du Québec a lui aussi contribué. Au moment où le fédéral jugulait ses dépenses sociales et réduisait les transferts fédéraux, au Québec, les gouverneme­nts de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard ont successive­ment favorisé une gestion néolibéral­e de l’habitation, au détriment de l’offre de logements hors marché. Là encore, la tendance ne s’est jamais inversée. En témoigne l’orientatio­n présente des politiques d’habitation.

La crise actuelle a été coproduite par tous les ordres de gouverneme­nt, qui ont accepté la marchandis­ation et la gestion néolibéral­e du logement. Il reste qu’il est difficile de ne pas accueillir le souci soudain du gouverneme­nt Trudeau, qui arrive avec ses milliards et ses gros sabots dans les champs de compétence des provinces, avec méfiance et irritation. On pourrait résumer ainsi : c’est trop peu, trop tard, et mal s’y prendre.

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