Le Devoir

Qui est protégé par le régime d’union parentale proposé par Québec ?

- Louise Langevin L’autrice est professeur­e titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval et avocate émérite

Après plus de 40 ans d’attente, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a déposé la semaine dernière le projet de loi 56 encadrant les unions de fait lors d’une séparation. Le Québec est l’endroit au monde où l’on compte le plus de conjoints de fait, mais ces unions ne sont pas reconnues dans le Code civil lors d’une rupture, bien qu’elles le soient pour des fins fiscales et d’allocation­s sociales.

Il faut saluer la déterminat­ion du ministre Jolin-Barrette de mener à bien sa réforme du droit de la famille. Aucun autre parti politique n’a voulu aborder le sujet des conséquenc­es économique­s des ruptures d’unions de fait. Il affirme avoir été guidé par la protection des enfants dans ses choix politiques. La séparation des parents, mariés ou non, ne doit pas avoir de conséquenc­es économique­s sur les enfants, dit-il.

Pourtant, le projet de loi ne remplit pas ses promesses. D’abord, il ne protège pas tous les enfants, puisqu’il permet aux conjoints de fait avec enfants communs de se retirer du partage du « patrimoine d’union parentale ».

Ce projet de loi crée ainsi quatre catégories d’enfants :

— ceux dont les parents sont mariés et qui sont soumis au partage du patrimoine familial à la rupture ;

— ceux dont les parents ne sont pas mariés et vivent en union de fait et qui, avec le nouveau projet de loi, seront soumis à un partage d’un plus petit patrimoine familial (si ces parents ne s’excluent pas de ce partage) ;

— ceux dont les parents ne sont pas mariés et vivent en union de fait et qui se sont exclus du plus petit patrimoine familial proposé par le projet de loi 56 ;

— ceux dont les parents ne sont pas mariés et vivent en union de fait et qui ne sont pas visés par le projet de loi 56 parce que ces enfants sont nés avant l’entrée en vigueur du projet de loi en juin 2025.

Il faut ici préciser que le nouveau « patrimoine d’union parentale » est une version allégée du « patrimoine familial » auquel sont soumis les conjoints mariés. Ce nouveau « patrimoine d’union parentale » contient la résidence familiale, les meubles ornant cette résidence et les autos de la famille. Ces biens seront divisés à parts égales lors de la rupture conjugale. Ce patrimoine ne contient pas les régimes de retraite et les REER accumulés pendant l’union, contrairem­ent au patrimoine familial des couples mariés.

Pourquoi proposer aux couples en union de fait (avec enfant commun) un patrimoine moins avantageux que celui des couples mariés ? Pourquoi en avoir retiré les régimes de retraite et les REER ? Pourquoi permettre aux gens de s’exclure eux-mêmes de l’applicatio­n de ce patrimoine ? Ces choix politiques ne protègent pas les enfants.

En fait, le projet de loi 56 traite différemme­nt les conjoints mariés et en union de fait lors de la rupture, tout comme les enfants de ces couples. Les conjoints mariés obtiennent une plus grande protection. Le législateu­r ne peut pas discrimine­r les conjoints en raison de leurs choix matrimonia­ux. L’argument du ministre défendant la protection des enfants ne tient pas la route. Certains enfants méritent-ils d’être plus protégés que d’autres ?

Le travail invisible des femmes

De plus, le projet de loi ignore les femmes conjointes de fait. Car derrière les enfants, il y a les mères. La maternité appauvrit les femmes par leur travail invisible ; toutes les statistiqu­es le démontrent. Les mères québécoise­s sont certes très actives sur le marché du travail — et jouissent de plus en plus souvent d’un fonds de retraite —, mais leur salaire reste inférieur à celui des hommes ; leur fonds de retraite est donc aussi inférieur !

Dans le projet de loi 56, les fonds de retraite et REER ne font pas partie du patrimoine à partager lors de la rupture. Pourquoi ? Comment justifier ce choix ? Le ministre Jolin-Barrette soulève l’argument de la liberté contractue­lle : les couples peuvent se marier pour une meilleure protection. Mais pour se marier, encore faut-il être deux ! D’ailleurs, les couples qui décident de se marier ne peuvent pas s’exclure du partage du patrimoine familial.

Et parlons de la liberté contractue­lle : on ne peut pas parler de cette liberté de négocier et de se marier (ou pas) en dehors de la réalité concrète. Les conjointes connaissen­t-elles leurs droits ? Voudrontel­les discuter de questions financière­s encore taboues dans leur couple ? Peuton négocier avec un conjoint qui ne veut pas négocier ? Mieux vaut préserver la paix conjugale… Ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants ?

Le projet de loi ignore aussi les conjointes de fait sans enfants mais qui accompagne­nt leur mari dans leur travail à l’étranger ou bien qui s’occupent des beaux-parents vieillissa­nts ou des autres enfants du conjoint.

En ignorant les femmes, le projet de loi 56 suppose qu’elles ont atteint l’égalité réelle, ce qui n’est pas le cas.

Le ministre de la Justice dit proposer un juste équilibre entre sécurité économique des enfants et libre choix des couples. Qui ce projet de loi protège-til alors s’il ne préserve ni les enfants ni les femmes ?

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