La drag queen et le « casseur » de gais
Un jeune homme victime d’une attaque homophobe lorsqu’il était vêtu en drag queen s’immisce dans la vie de son agresseur dans le thriller Femme
À Londres, Jules exerce avec succès le métier de drag queen. Célébré par la faune nocturne et bien entouré par ses amis, Jules est, comme on dit, sur son « X ». Mais voici qu’un soir, tout bascule. Alors qu’il se rend en vitesse acheter des cigarettes dans un dépanneur entre deux numéros, toujours en costume de scène, Jules est sauvagement agressé par une bande de truands homophobes. Or, quelques semaines plus tard, un Jules traumatisé repère Preston, le meneur de l’attaque, dans un sauna gai. Naît alors un plan de vengeance qui entraînera Jules en des contrées psychologiques, et physiques, troubles. Inconfortable à dessein, le néonoir queer Femme s’avère aussi immersif que transgressif.
Coécrit et coréalisé par Sam H. Freeman et Ng Choon Ping, ce film dévoilé à la Berlinale nous plonge d’entrée de jeu dans l’univers noctambule coloré de Jules. La mise en scène hyperdynamique et nerveuse, tout en proximité, nous place d’emblée dans un rapport d’intimité avec le protagoniste.
De telle sorte que, lorsque la bande de Preston le repère, on partage l’angoisse soudaine de Jules. De la même manière, on sent cette angoisse virer à la peur, puis cette peur virer à la terreur pure, lorsque Preston et compagnie, à l’évidence des « casseurs de gais » (« gay bashers »), entreprennent de suivre Jules avant de se jeter sur lui.
Et comme on a vécu cette douloureuse communion avec Jules, il nous sera très difficile de juger ses actions subséquentes, même si certaines d’entre elles son moralement condamnables, voire illégales. C’est voulu, évidemment, car, ce faisant, les cinéastes nous obligent à remettre en question nos a priori en matière de justice en général, et de vengeance en particulier.
Preston ne connaissant Jules que d’après son personnage de drag queen, il ne peut faire le lien entre sa nouvelle fréquentation et sa victime. Membre d’un gang criminel, Preston vit son homosexualité en secret : une question de survie dans son milieu. Et c’est làdessus qu’entend jouer Jules…
Chacun son simulacre
Alors que Jules accroît son ascendant sur Preston, le désir de vengeance en vient à frôler le désir, point. Ici, le film s’aventure en des zones délicates relevant parfois presque du syndrome de Stockholm (on songe par moments au controversé chef-d’oeuvre de Liliana Cavani Portier de nuit/Il portiere di notte).
L’un des aspects les plus fascinants du film réside d’ailleurs dans le fait que Jules et Preston sont tous les deux en représentation : Jules face à Preston, et Preston face à ses amis et à son organisation. Bref, ils existent chacun dans leur propre simulacre. À cet égard, Nathan Stewart-Jarrett (Candyman) et George MacKay (1917) sont remarquables dans leur aisance à livrer ces nuances de faux-semblant ponctuées d’instants de vérité.
Il en résulte un thriller psychologique dont la tension repose sur une kyrielle de questions. Jules mènera-t-il sa machination à terme ? Le châtiment ourdi est-il disproportionné ? Preston ou l’un de ses acolytes percera-t-il Jules à jour ? Avec quelles conséquences, le cas échéant… ?
Tout du long, Sam H. Freeman et Ng Choon Ping soumettent leur protagoniste, qui n’arrive pas à refaire surface depuis l’agression, à une sorte de voyage au bout de la nuit. Et en une approche typique du genre noir, tout va de mal en pis.
Croyant ainsi se sortir de l’abyme, Jules s’y enfonce en fait plus profondément — ce qui engendre davantage de questions en guise de leviers de tension. Et si c’était là un mal nécessaire ? Une fois le fond touché, n’est-il pas plus aisé de se propulser afin de remonter ?
À terme, et on en sait gré à ses auteurs, le film refuse le misérabilisme et la victimisation à perpétuité, optant pour une finale qui provoque un état de stupeur, mais laisse Jules sur la promesse de lendemains meilleurs.
Femme (V.O.)
Thriller de Sam H. Freeman et Ng Choon Ping. Scénario de Sam H. Freeman, Ng Choon Ping. Avec Nathan Stewart-Jarrett, George MacKay. Royaume-Uni, 2023, 99 minutes. Au cinéma Moderne.