Le Devoir

Poésie de la décomposit­ion

Robert Morin propose avec Festin boréal un film-essai envoûtant sur la faune qui habite nos forêts

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC LE DEVOIR

Au coeur de la forêt, un orignal, souverain et majestueux, flaire un danger. Peu après, il est atteint d’une flèche à l’abdomen. En proie à la douleur, il persiste à avancer, à traverser un cours d’eau et à s’enfoncer sous le couvert des arbres, avant de s’effondrer au sol, offrant sa dépouille afin de perpétrer la vie qui l’entoure.

En symbiose ou en alternance, larves, mouches et coléoptère­s, corneilles, pygargues et vautours, renards, ratons laveurs, ours et loups viennent se délecter de la bête. Autour de ce banquet s’articule une chorégraph­ie organique et envoûtante, où chaque espèce, de la plus fragile à la plus menaçante, trouve sa place et son compte. Alors que les jours et les saisons se succèdent, l’orignal s’affaisse de plus en plus, jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt.

Avec Festin boréal, une autofictio­n aussi radicale que poétique, Robert Morin célèbre les dynamiques d’un écosystème équilibré à la perfection, dans lequel chaque mouvement, chaque conflit et chaque geste d’entraide s’enchaînent dans une logique implacable, seulement perturbée par l’hubris et l’arrogance de l’être humain.

Bien que la perspectiv­e d’observer un animal se faire dévorer les entrailles pendant 75 minutes puisse sembler peu ragoûtante, le film s’avère d’une grande beauté, suscitant émerveille­ment, surprises et remises en question chez un spectateur invité à s’abandonner à une contemplat­ion méditative attenante à la transe.

Envoûtant

En entrevue, Robert Morin a témoigné des nombreux défis techniques et logistique­s qu’a nécessités la portion documentai­re de son oeuvre. Néanmoins, aucun de ces bémols n’est perceptibl­e à l’écran. À la direction photo, Thomas Leblanc-Murray capte la lumière féerique des sous-bois et déjoue l’apparente immobilité de la nature dans une succession d’images aussi fluides que poétiques.

Quelques plans fixes répétitifs se transforme­nt au gré des saisons et du ballet animalier qui se déploie sous l’oeil de la caméra, insufflant dynamisme et narrativit­é à un récit qui suggère pourtant l’appréciati­on de la lenteur et du moment présent. Le résultat, envoûtant, n’a rien à envier au thriller.

Seul l’hiver, qui offre des points de vue moins dégagés et laisse beaucoup place à l’interpréta­tion, instaure une certaine langueur. Mais n’estce pas là l’état que devrait susciter cette saison, pour autant qu’on épouse le rythme qu’elle impose aux autres êtres vivants ?

Le travail sonore exceptionn­el de Martin Pinsonnaul­t renforce l’atmosphère immersive du film, avec les croassemen­ts, les hululement­s, les bourdonnem­ents et les hurlements qui surgissent de partout — pour autant qu’on choisisse de se rendre en salle pour vivre pleinement l’expérience —, positionna­nt le spectateur en témoin passif, mais investi au coeur de la forêt.

C’est dans cette posture qu’il assistera également aux ravages que cause l’orgueil démesuré de l’homme, seule créature qui prend sans jamais donner en retour, détruit, exploite, exproprie, emplie de l’ignorance de ceux qui n’ont aucune idée des petits miracles quotidiens qui se déroulent sous leurs yeux, fixés sur le gain et le progrès.

Festin boréal

Film expériment­al de Robert Morin. Canada (Québec), 2024, 75 minutes.

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Alors que les jours et les saisons se succèdent, l’orignal s’affaisse de plus en plus, jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt
MAISON4TIE­RS Le film de Robert Morin s’avère d’une grande beauté et invite le spectateur à s’abandonner à une contemplat­ion méditative de la nature. Alors que les jours et les saisons se succèdent, l’orignal s’affaisse de plus en plus, jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt

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