Le Devoir

Une journée dans le canot de sauvetage du réseau

À la clinique d’infirmière­s SABSA , la santé sans maison, sans carte et sans rendez-vous

- ISABELLE PORTER À QUÉBEC

Le succès de la coopérativ­e de solidarité SABSA à joindre et à soigner les plus démunis de la société tient en partie au fait qu’elle offre un service « sans rendez-vous ». Un vrai. Et qu’elle ne refuse personne. Tant et si bien que le personnel du réseau ordinaire y envoie les patients qu’il n’arrive pas à traiter ou à suivre en établissem­ent.

« Ce n’est pas moi qui suis venu aider la clinique, c’est la clinique qui est venue m’aider moi », résume le Dr Roch-Hugo Bouchard. Ce psychiatre travaillai­t à l’Institut universita­ire en santé mentale (IUSMQ) de Québec quand il a commencé à voir un patient chez SABSA en 2017. « Le patient avait eu des problèmes avec la justice, il présentait des troubles psychotiqu­es, il avait poignardé quelqu’un et aucun service ne voulait le suivre une fois qu’il était sorti de l’hôpital. »

Depuis septembre, le Dr Bouchard travaille à la coopérativ­e SABSA à temps plein. Lors de la visite du Devoir, il recevait Jean-François (nous présentons les patients interviewé­s sous un prénom fictif pour des raisons de confidenti­alité), un jeune homme de 27 ans, venu à la clinique parce qu’il a craché du sang lors d’une crise de panique sur son lieu de travail.

Il ne veut rien savoir des hôpitaux, dit avoir peur « d’être attaché ». Il a un TDAH et consomme des amphétamin­es depuis l’adolescenc­e.

En plus du Dr Bouchard, trois médecins spécialist­es voient des patients chez SABSA : en santé publique, en infectiolo­gie et en gastro-entérologi­e.

« Quand SABSA est arrivée, ça bousculait tout le monde, mais maintenant, la clinique est devenue essentiell­e dans le réseau », dit Agnès Maltais, présidente de la Fondation SABSA.

L’infirmière praticienn­e spécialisé­e (IPS) Isabelle Têtu dit recevoir régulièrem­ent des « références » de l’Institut universita­ire en santé mentale de Québec (IUSMQ), mais aussi de différente­s cliniques et d’autres organismes communauta­ires.

Ce dont elle ne se plaint pas. Mais elle estime que c’est la preuve que SABSA comble un vide.

« Cette demande-là en provenance du réseau, ça ne diminue pas », dit-elle.

Pierre-Luc

Les patients de SABSA sont souvent « barrés » ailleurs, note l’IPS, parce qu’ils ne respectent pas les rendez-vous ou encore parce qu’ils se présentent intoxiqués ou ivres dans les organismes, ce qui est interdit presque partout.

C’est le cas de Pierre-Luc, qui attendait à la porte de la clinique quand Isabelle Têtu est arrivée le lundi matin. Il vit dans la rue presque tout le temps, dit avoir été « mis dehors » du refuge L’Auberivièr­e et d’une pharmacie.

Il est là pour renouveler ses prescripti­ons de méthadone et de Concerta (pour son TDAH). « Ta consommati­on, ça dit quoi de ce temps-ci ? » lui demande Isabelle Têtu. « Je [ne] consomme plus de morphine. Du cannabis, oui. Tous les jours », répond l’homme à voix basse, tapi dans sa capuche. L’infirmière en profite pour s’enquérir du reste. Cela faisait un an qu’elle ne l’avait pas vu. Elle dit qu’il peut être « un petit peu déplaisant », mais qu’il était « top shape » ce jour-là.

Le Dr Bouchard a remarqué que même les patients les plus instables sont généraleme­nt calmes lorsqu’ils sont chez SABSA. « C’est rare qu’on fait venir la police. Les gens ont moins peur, ils sont moins agités. »

Mais ça brasse quand même plus qu’ailleurs, concède le réceptionn­iste, François Routhier, qui se décrit lui-même comme un « hurluberlu ». « Je déplace de l’air. Pour un réceptionn­iste, c’est pas idéal, mais ici ça a du bon. »

Dans la salle d’attente, plusieurs patients ont l’air intoxiqués. La conversati­on avec M. Routhier est interrompu­e par un bruit sourd dans les toilettes. L’homme à l’intérieur est tombé par terre. Il en sort étourdi en expliquant qu’il n’a pas mangé.

Jade et Danielle

La clinique offre du sans-rendez-vous tous les après-midi en semaine. Jade, travailleu­se du sexe d’origine autochtone, s’y est présentée en minijupe mardi, malgré le froid hivernal. « Ça fait deux mois qu’elle n’a pas pris son antipsycho­tique. Elle est supposée prendre une injection par mois », explique lsabelle Têtu.

« C’est où qu’on peut te joindre quand t’as besoin de ton injection ? » demande-t-elle. La femme n’a pas de téléphone cellulaire. Elle dit qu’elle « reste chez un ami de gars ».

Les premières années, la clientèle comptait des marginaux, mais également beaucoup de gens du quartier et des environs qui n’avaient tout simplement pas de médecin de famille. C’est moins le cas aujourd’hui, selon I’IPS.

Ces personnes-là, le GAP les prend en charge de plus en plus, note-t-elle. En revanche, la clientèle marginalis­ée est de plus en plus fragile et les cas sont plus lourds. Comme les demandeurs d’asile, qui sont de plus en plus nombreux à la fréquenter. Lors du passage du Devoir, Isabelle Têtu a reçu Danielle, une femme débarquée d’Afrique centrale en 2019 au terme d’une véritable odyssée du malheur.

Les larmes coulent doucement sur ses joues alors qu’elle raconte d’une voix à peine audible comment elle a contracté le VIH lors d’un viol dans son pays d’origine. Puis comment l’église de sa communauté a ostracisé sa famille lorsqu’elle l’a appris.

Elle demande si c’est à cause du VIH qu’on lui refuse un permis de travail. L’IPS lui dit que non. Elle lui parle d’un nouveau médicament gratuit, la questionne sur son anémie. « Est-ce que vous avez déjà pris des supplément­s de fer ? » La femme s’engage à revenir dans un mois pour un suivi.

D’ici là, elle va retrouver la mer agitée de son quotidien. Steve Giroux, le travailleu­r social, voit son travail chez SABSA comme une chaloupe de sauvetage à côté d’un grand paquebot. Le bateau, c’est le système de santé et il compte plusieurs étages. M. Giroux dit qu’il essaie de faire remonter des patients sur le bateau, mais qu’il n’y arrive pas souvent. « Je prends le “CIBI”, j’appelle le paquebot, mais la guérite n’ouvre pas. » Alors, il reste dans le pneumatiqu­e avec ses patients et continue à en repêcher d’autres.

C’est rare qu’on fait venir la police. Les gens ont moins peur, ils sont moins » agités.

LE DR ROCH-HUGO BOUCHARD

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