Le Devoir

Là où les armes à feu font la loi

La Ville de Kennesaw a imposé il y a 42 ans une loi qui oblige les chefs de famille à posséder une arme à feu. Aujourd’hui, elle affiche un des taux de criminalit­é les plus bas du pays.

- SÉBASTIEN TANGUAY À KENNESAW, EN GÉORGIE

Kennesaw, petite ville universita­ire de Géorgie qui regorge d’arbres en fleurs et de parcs au gazon immaculé, n’a rien d’une ville du Far West. Ici, pourtant, les armes à feu font littéralem­ent la loi depuis 42 ans. Il fut un temps où, si vous brûliez un feu rouge dans cette ville située en périphérie d’Atlanta, il était habituel d’entendre les policiers, au moment de vous remettre votre constat d’infraction, vous poser une question inusitée.

« Possédez-vous un fusil ? » Les problèmes commençaie­nt si vous répondiez par la négative. À Kennesaw, la possession d’une arme à feu n’est pas une option : c’est une obligation.

La Ville a adopté en 1982 une ordonnance qui impose à chaque chef de famille de posséder une arme à feu et des munitions au nom de « la protection, la sécurité et le bien-être de la ville. » Il s’agissait d’une première aux États-Unis, prenant le contrepied de la Ville de Morton Grove, en Illinois, qui avait interdit les armes de poing sur son territoire un an plus tôt.

Le règlement de Kennesaw, adopté à l’unanimité il y a 42 ans, est en vigueur encore aujourd’hui et vaut à cette bourgade située à une quarantain­e de kilomètres au nord-ouest d’Atlanta le statut de symbole dans le corrosif débat sur les armes à feu qui divise les États-Unis depuis des décennies.

« Nous sommes le village qui prouve que plus d’armes ne signifie pas plus de crimes », résumait le maire J.O. Stephenson en 1987, son pistolet de calibre .38 à la ceinture.

« Nous n’allons pas cogner aux portes »

Aujourd’hui, Kennesaw, qui a vu sa population sextupler et passer de 5000 à plus de 33 000 personnes depuis l’adoption de la loi, figure au palmarès des villes les plus sécuritair­es de Géorgie et du pays — avec un taux de criminalit­é violente 65 % plus faible que la moyenne nationale, selon le FBI.

« Nous avons un des taux de violence armée les plus bas des États-Unis, souligne le maire actuel, Derek Easterling. Si vous êtes un criminel et que vous venez à Kennesaw, vous savez que chaque ménage possède une arme à feu. Allez-vous courir ce risque ? Je parie plutôt que vous allez probableme­nt y penser à deux fois. »

Lors du passage du Devoir, à la fin mars, la communauté se remettait du meurtre d’un homme de 21 ans survenu lors d’une fusillade, deux semaines plus tôt. Selon la police locale, il s’agissait du premier homicide à ébranler la ville depuis 2019 et seulement le troisième à survenir depuis les 10 dernières années.

Le maire, loin d’être un partisan à tous crins du deuxième amendement, refuse de croire que ces statistiqu­es enviables reposent uniquement sur la loi. À preuve : la Ville ne cache pas son laxisme envers le règlement qui a fait sa renommée.

« Nous n’allons pas cogner aux portes pour demander aux gens s’ils ont un fusil, explique M. Easterling. Personne n’a jamais eu à payer d’amendes en vertu de ce règlement. »

L’ordonnance prévoit plusieurs détours qui permettent de contourner l’obligation de posséder un fusil. Les objecteurs de conscience ont droit à une dispense — tout comme ceux et celles qui n’ont simplement pas les moyens de se procurer une arme.

« Mon mari a un fusil pour le plaisir, moi, je n’en des ai pas », explique Sharon Altomare, propriétai­re d’une boutique de fleurs familiale qui a pignon sur rue depuis 1988 à Kennesaw. Sans partager l’amour des armes d’une grande partie des Américains, elle ne condamne pas non plus sa ville et l’ordonnance qui l’a rendue célèbre.

« Je ne suis ni pour ni contre, parce que le règlement ne change rien, explique-t-elle. Personne ne peut forcer qui que ce soit à avoir une arme, ce serait contraire à nos droits. »

Kennesaw au-delà de sa loi

Malgré sa culture ouvertemen­t hospitaliè­re aux armes à feu, Kennesaw n’a rien d’un village de western. Ses rues proprettes bordées de cerisiers fleuris, son centre-ville de bâtiments en briques scintillan­tes, ses parcs qui accueillen­t terrains de sport, skatepark et la plus grande aire de jeux inclusive de Géorgie : tout évoque le fort esprit de communauté qui anime la ville.

Ce bouquet de services devient possible grâce à une taxe d’un cent prélevée à chaque transactio­n réalisée dans la région. « Ça représente beaucoup d’argent à la fin de l’année », affirme le maire. Cette ponction a entre autres participé à la constructi­on du centre récréatif et de l’amphithéât­re en plein air que Kennesaw s’apprête à inaugurer dans son centre-ville. Facture des deux chantiers : 11 et 6 millions de dollars américains, deux fortunes pour cette ville de 33 000 personnes qui nage, pourtant, dans les surplus.

Derek Easterling, non plus, a peu à voir avec le typique shérif de saloon : ancien sous-marinier de la Navy, il a terminé 26 ans de carrière dans l’armée avec un grade de lieutenant et plusieurs médailles accrochées à son uniforme. Il enseigne aujourd’hui dans une école primaire de Kennesaw en parallèle de sa tâche politique. Ce maire de 60 ans nourrit aussi une passion pour le skate : dans un coin de son bureau, à l’hôtel de ville, il y a sa planche, signée par le légendaire Tony Hawk, qui attire l’oeil.

« Ce n’est pas le Wild Wild West, ici, souligne-t-il d’emblée. Les gens qui viennent découvrent­rapidement que Kennesaw, ce n’est pas seulement “la ville avec la loi sur les armes”. Ils voient plutôt une communauté qui pave la voie de son avenir. »

Favorable à des contrôles resserrés

Kennesaw a longtemps célébré sa culture des armes, mais devant la multiplica­tion des tueries dans les écoles, son maire, lui-même enseignant, se rebute devant la position des fanatiques du port d’armes qui demandent une déréglemen­tation tous azimuts au nom du second amendement.

« Ces fusillades sont une des choses les plus tristes dans ce pays, se désole Derek Easterling. Ici, nous sommes une communauté d’abord et avant tout conservatr­ice et je crois que le processus d’acquisitio­n d’une arme devrait être facile et bien huilée. Par contre, je crois aussi qu’il faut faire des recherches sur la personne qui se procure une arme à feu. Il faut filtrer ces gens. »

« Les propriétai­res qui ont un permis et qui respectent les règles, ce ne sont pas ceux-là qui tirent sur leurs prochains, affirme la fleuriste Sharon Altomare au milieu de ses orchidées et des arômes floraux qui parfument sa boutique. Pour tout vous dire, le règlement ne me dérange pas plus que ça — mais je préfère nettement l’odeur de mes fleurs à celle de la poudre à canon. »

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SÉBASTIEN TANGUAY LE DEVOIR Le maire, actuel, Derek Easterling, loin d’être un partisan à tous crins du deuxième amendement, refuse de croire que le fait que Kennesaw figure au palmarès des villes les plus sécuritair­es de Géorgie et du pays repose uniquement sur la loi adoptée en 1982.
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