Le Devoir

Raquette Man

- LOUIS HAMELIN

Y’a plus de saisons, comme dirait Chose. La veille de Pâques, sur le terrain de basket de l’école voisine, ça prenait des gants pour dribler et tirer au panier. La veille, on avait eu droit à un soleil ardent qui nous faisait regretter la palette protectric­e de la casquette rangée pour l’hiver. Et quelques jours plus tôt, je foulais la neige épaisse et vierge d’un flanc de montagne de l’Estrie pour ma première sortie de raquette de l’hiver, afin de profiter de ce que je croyais être la dernière bordée de la saison. Et pour une fois, le sud du Québec, au hasard des déplacemen­ts de masses d’air sur la carte, y avait particuliè­rement goûté.

On commence à apprécier la qualité du manteau déposé pendant la nuit en déneigeant l’auto avec le balai-grattoir. Moi aussi, je râle quand les premiers flocons fondants ont gelé raide sur le pare-brise qu’ils recouvrent d’une croûte récalcitra­nte cachée sous une couche de neige plus molle, et qu’il faut maintenant attaquer en grinçant des dents et du grattoir. Ce matin-là, on avait affaire, en fait de consistanc­e, à de la légère, de l’aérienne. Chaque coup de balai provoquait une envolée, soulevait un nuage.

Il y a l’éblouissem­ent des paysages. Le corridor de l’autoroute est plutôt triste, comparé aux vastes champs immaculés, aux rivières d’un bleu sombre et au damier de boisés de fermes entrecoupé­s de sapinières commercial­es qui se déploient un peu plus loin. Dans les champs de maïs tapissés de poudreuse, là où dorment les grains échappés des récoltes, il n’est pas rare d’apercevoir les troupes aventurées à découvert d’une faune sauvage hostile aux banlieusar­ds et aux citadins : cerfs envahisseu­rs et féroces dindons.

Passé l’endroit où je laisse l’auto, alors que, au pied de la montagne, les raquettes sous le bras, je m’avance sous un ciel d’un bleu impeccable, un petit pick-up se pointe derrière moi et vient s’arrêter à ma hauteur. Au lieu du brin de jasette d’habitants attendu par-dessus la vitre de la portière, j’entends : besoin d’un lift ?

Besoin, pas vraiment. Mais dans ce secteur, les relations de bon voisinage ne sont pas à dédaigner. Le chemin où je marche porte le nom du conducteur de ce pick-up. Il fréquente cette forêt depuis plus de soixante ans, est capable de se souvenir d’une époque où la petite route de terre boueuse que je viens de suivre pour atteindre le contrefort du massif n’était rien d’autre qu’un sentier où « les branches des deux côtés frottaient sur les portes du char ».

Je balance raquettes et sac à dos sur le plateau du véhicule et je m’installe à côté de lui. Son plan, c’était d’aller chauffer le poêle dans la vieille cabane à sucre qu’il a convertie en camp d’hiver, làhaut, puis de redescendr­e chercher son quatre-roues équipé d’une pelle et de remonter déneiger le tronçon de chemin qui sépare son camp des quelques chalets groupés autour d’un étang au bout de la section déjà déblayée. Ça doit bien faire un demi-kilomètre. La tempête de la veille y avait étendu une nappe virginale.

S’il avait été présent, mon beaupère aurait pu vous donner la marque et le modèle du véhicule de mon conducteur, et rajouter négligemme­nt le nombre de chevauxvap­eur qui piaffent sous le capot. Moi, la seule chose que je suis capable de dire, c’est que les quatre roues motrices n’étaient pas un luxe ce jour-là.

Il m’a déposé devant son repaire et, en pensant à la flambée dans son poêle et aux quelques centaines de mètres de chemin à déneiger, cet homme de 87 ans, le patriarche de ces terres, a hoché la tête et m’a dit :

Je pense que ça va être ça, ma journée.

Au début de l’hiver, je l’avais surpris en train de lire, assis dans son pick-up au même endroit, un roman de Ken Follett pendant qu’une bonne attisée de bûches d’érable réchauffai­t son « campe ».

Après la cabane à sucre, la neige était profonde et j’ai chaussé les raquettes. Alors sur ce flanc de montagne, plus rien que le bruit de ma respiratio­n et le crissement de la neige folle. Elle était si fraîche que sa surface lisse, devant moi, n’était pas troublée par la moindre empreinte. Si ce n’avait été des fines jacasserie­s des mésanges et des chardonner­ets, du cri d’alarme du geai et des rauques interrogat­ions de maître corbeau, j’aurais pu croire que j’arpentais un monde aussi mort que scintillan­t, inanimé et froid comme l’espace.

Comme je traçais ma propre piste, je devais parfois m’arrêter pour souffler, attentif, dans cette épaisseur des choses, aux coups sourds cognés par mon coeur, à la chaleur du sang sous ma peau. Un vieux hit d’Elton John, un ver d’oreille, résonnait dans mon crâne.

Rocket Man / Burning out his fuse up here alone

Et ça paraissait approprié, car qu’était la neige sous mes pas, sinon une épaisse poussière d’étoiles prenant la forme d’une quantité incalculab­le et néanmoins finie de flocons tous différents, comme les astres dans l’univers ?

La toune date de 1972. Le parolier de ce tube de sir Elton, Bernie Taupin, inspiré par une nouvelle de Ray Bradbury qui raconte le quotidien solitaire d’un voyageur de l’espace, a transformé cette dernière en allégorie d’une tout autre sorte de voyage. Le carburant était bon et le cosmonaute de « Tôton jaune » (comme l’avait malicieuse­ment surnommé un de mes frères) était parti sur un méchant trip.

À mon tour d’en détourner le sens, ma seule drogue, sur cette hauteur coussinée de poudre blanche, étant de l’oxygène pur à 21 %.

Arrivé à la cabane, plus haut dans la montagne, j’ai allumé un feu dans la truie et je déballais mon sandwich quand, tout à coup, ça cogne à la porte. Je n’aurais pas été plus surpris si j’avais entendu un orignal chanter Saturday Night’s Alright for Fighting. Mais c’était un autre raquetteur, se déplaçant, comme moi, sur un nuage, aussi silencieux qu’un lièvre au sein de cette blancheur.

Bien content de voir que quelqu’un a battu la trail, qu’il m’a lancé.

De rien, l’ami. Moi aussi, j’aurai ouvert un chemin dans ma journée.

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