Le Devoir

Lecture obligatoir­e !

- NORMAND BAILLARGEO­N

De plus en plus, et ce, dans de nombreux pays, on se préoccupe des terribles effets qu’a la surexposit­ion aux écrans sur la santé, tant physique que mentale, des jeunes. Chez nous, le Parti québécois réclame un plan d’action numérique qui serait mis en oeuvre dès la prochaine rentrée scolaire. La CAQ a rejeté à 70 voix contre 30 la motion le demandant.

Dans cet important dossier, une lecture s’impose : le dernier livre de Jonathan Haidt, un renommé psychologu­e social. Son ouvrage est une bombe de près de 400 pages bien serrées, regorgeant de données, d’études, mais aussi de précieux conseils pratiques.

Je ne peux évidemment pas le résumer ici et tiens à souligner que ce qu’il décrit provient essentiell­ement de recherches portant sur les ÉtatsUnis et que sa généralisa­tion devra être prudente. Mais ce qu’on y apprend rend plus nécessaire encore la propositio­n péquiste.

Pierrot s’en va sur Mars

Pour prendre la mesure de ce que Haidt avance, arrêtons-nous à cette métaphore sur laquelle il ouvre son livre.

Revenant de l’école, votre enfant de dix ans vous apprend qu’un milliardai­re l’a choisi, avec quelques autres enfants du même âge, pour aller vivre en permanence sur Mars.

Leurs performanc­es scolaires, l’étude de leurs génomes et le fait qu’à ce jeune âge l’adaptation sur Mars sera possible justifiera­ient ces choix.

Vous ignoriez tout cela. Vous pensez bien entendu à tout ce que cette séparation implique sur le plan humain, mais aussi aux radiations sur Mars et à leurs terribles effets sur les humains, à la gravité, différente là-bas, qui provoquera des difformité­s, et vous concluez que c’est une idée complèteme­nt folle. Vous dites non.

Mais on vous dit que votre enfant, qui vous supplie de le laisser partir, a déjà donné son accord en signant un formulaire et qu’il a coché la case prévue à cette fin en assurant qu’il avait obtenu l’accord de ses parents.

Haidt, en faisant bien entendu les nuances qui s’imposent, pense que quelque chose de ce genre s’est passé pour la génération Z, les jeunes nés après 1995. Deux facteurs vont selon lui jouer.

Le premier, ce sont ces nouvelles technologi­es et leurs effets sur les enfants, effets d’autant plus terribles qu’on a laissé les enfants dans le monde virtuel sans protection. Le deuxième facteur, qui se déploie en même temps, est cette nouvelle tendance, bien intentionn­ée mais désastreus­e, à surprotége­r les enfants dans le monde réel et à restreindr­e leur autonomie, avec tous les dommages qui s’ensuivent.

Ces deux facteurs conduisent à une profonde et troublante redéfiniti­on de l’enfance et de l’adolescenc­e.

Périls et remèdes

Ce qui s’est ensuivi, selon Haidt, ce sont notamment des problèmes de santé mentale se manifestan­t par de fortes hausses de l’anxiété, de la dépression, de l’automutila­tion, du suicide, de manière plus nette et plus marquée chez les filles. Haidt décrit aussi, parmi ces effets, le manque de sommeil, la privation de relations sociales, la fragmentat­ion de l’attention et la dépendance, cette fois encore avec des effets quelque peu différents chez les garçons. Il faut lire ces pages et ce sur quoi l’auteur s’appuie pour avancer ses conclusion­s.

Mais ce livre est aussi précieux parce qu’il suggère des moyens de renverser ces terribles tendances et de ramener sur la Terre nos jeunes partis pour Mars.

Il nous faut, dit Haidt, un plan collectif concerté (comme ce que le PQ demande), un plan qui réunirait le gouverneme­nt, les entreprise­s travaillan­t dans le domaine de ces technologi­es, les écoles et les parents. Des exemples ?

L’âge minimal pour pouvoir utiliser Internet devrait passer à 16 ans — contre 13 aujourd’hui — et on devrait mettre en place un vrai système de vérificati­on ; pas de téléphone intelligen­t ni de médias sociaux avant le secondaire ; s’agissant des écoles, Haidt suggère notamment qu’on y interdise complèteme­nt le cellulaire : en arrivant à l’école, l’enfant devrait déposer son appareil dans un endroit prévu à cette fin pour toute la journée.

Il suggère aussi, cette fois en référence à la surprotect­ion des enfants évoquée plus haut, qu’il y ait à l’école une cour de récréation où les enfants joueraient pour vrai, avec peu de supervisio­n des adultes.

Épictète à la rescousse

Petit bonheur de philosophe en prime, Haidt raconte comment, pendant qu’il écrivait ce livre, son respect pour certaines sagesses anciennes a grandi en découvrant combien celles-ci pouvaient être pertinente­s pour faire face à ces maux et nous aider à rester maîtres de nos vies.

Il en rappelle quelques-unes et, à mon grand bonheur, cite les stoïciens, et parmi eux Épictète, qui a écrit ceci : « Si on confiait ton corps au premier venu, tu serais indigné ; et toi, quand tu confies ton âme au premier venu, pour qu’il la trouble et la bouleverse par ses injures, tu n’en as pas de honte ? » (Manuel, XXVIII).

Et merde aux réseaux sociaux, donc.

Merci encore, Épictète.

Propositio­n de lecture : The Anxious Generation: How the Great Rewriting of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness, Jonathan Haidt, Penguin Press, New York, 2024. Traduction à venir sous peu, on l’espère…

 ?? ?? Docteur en philosophi­e, docteur en éducation et chroniqueu­r, Normand Baillargeo­n a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixantedi­x ouvrages.
Docteur en philosophi­e, docteur en éducation et chroniqueu­r, Normand Baillargeo­n a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixantedi­x ouvrages.

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